1. Vérité légitime.
Nous héritons du discours "logocentrique" (celui de la tradition occidentale). La vérité y repose sur une double légitimité :
- pour être crédible, il faut qu'elle provienne d'une autorité : par exemple un père ou un Dieu. Cette vérité s'impose alors inconditionnellement, dans son évidence. Tout témoignage, adresse ou promesse engendre, par-delà toute preuve, ce lieu d'autorité. Qu'il se présente comme Dieu (religions), comme place vide (athéisme), qu'il soit nommé ou innommé, que ce lieu soit justifié par une logique (le logos, la raison), par un raisonnement hypothétique ou par la loi, c'est toujours le désir ou la certitude de vérité qui le produit.
- on suppose que cette vérité, qui existe déjà, ne s'est pas encore révélée. Si elle se dévoile, ce ne peut être que dans la parole, la présence vivante de la voix. Sa norme est la présence du présent, son modèle est l'imitation, la mimesis.
On ne peut pas se passer de cet héritage, mais on peut le déconstruire. Il n'est pas irréductible.
2. Errance.
D'une part, Jacques Derrida réaffirme la valeur de vérité. Il faut la vérité, c'est la loi déclarait-il en 1972. Sans elle, il ne peut y avoir ni argumentation, ni discussion rigoureuse, ni justesse. Mais d'autre part, il ne la dit que du bord des lèvres, en la déconstruisant. La "vérité" (avec des guillemets) dont il se dit l'ami ne s'accorde ni à la chose, ni au référent, ni même à un dispositif technique, comme on le croit aujourd'hui. Elle est un événement, une aventure, une errance.
Il n'y a nulle part de lieu propre de la vérité. On ne la dévoile pas (comme, peut-être, Freud le croyait). On ne la fait pas revenir - ou alors seulement par morceaux, à travers des spectres. Soit on la raconte par la parole (comme dans la fable qui "fait" la vérité en la présentant), soit on la promet sans la dire, comme Cézanne (mais elle restera toujours intraduisible), soit on la met en abyme, comme Ponge, soit on la défie par des performances, soit encore on la tourne en dérision, comme Jean Genet.
A certains concepts, comme la lettre, on ne peut associer aucune vérité. A d'autres, comme les larmes, il n'est pas non plus de signifié qui puisse être associé, mais une adresse ou une valeur, laquelle ne peut être que supplémentaire (la supplémentarité, dans le système derridien, fonctionne comme un indice de vérité). Dans les pratiques non discursives, on fait signe vers la vérité, mais ce n'est pas celle de l'objet.
Comme philosophe, le philosophe doit se faire le gardien de la vérité - mais dans le même mouvement il doit aussi se faire le gardien de la non-vérité. L'important pour lui est de penser la garde, la mémoire, même si, en définitive, il ne garde rien, ou seulement le rien.
3. Une vérité-événement, plus vieille que la vérité classique.
Avec la clôture - ou la déconstruction - du logocentrisme, en-deça ou en-dehors de l'histoire, surgit un autre âge, celui du jeu de la trace, plus vieux que l'être. Une vérité étrange, indécidable, "unheimlich", s'y dit au coeur de la parole, en-dehors de la logique, des structures, des contraires, des frontières. Cette vérité ne se donne pas comme telle, elle ne s'énonce pas, elle arrive, elle s'impose comme pulsion de vérité, et alors elle travaille, elle fait œuvre. On ne peut pas l'empêcher de transformer, de faire advenir le monde. On peut la qualifier d'œuvrance ou d'ouvrance, un mouvement qui désidentifie tout concept, défie toute opposition, ne s'oppose ni au mensonge, ni à l'erreur, ni à l'illusion. Elle est vérité, et aussi non-vérité. Ce n'est pas dans le logos qu'elle nait, mais dans la folie - voire dans la bêtise.
Le modèle de la vérité dans l'art est celui de l'hymen. On peut le déchirer, rien ne se dévoile derrière lui. Il se recoud, se replie sur sa texture et son secret. Aucun cadre, limite ou parergon ne peut rassembler l'œuvre, empêcher sa dislocation. Ni la vérité, ni la réalité, ni la libre souveraineté d'une fiction ne peuvent y faire autorité.
4. Sur-vérité.
L'universitaire d'aujourd'hui fait profession de vérité. Il exige pour cela une liberté inconditionnelle de critique et de questionnement. Mais cela n'implique pas qu'on attende de sa part l'expression d'une vérité, ni même la révélation d'une vérité déjà existante. Par son travail performatif, quelque chose pourrait arriver au concept de vérité. Quoi? L'universitaire qui ne se pose pas en maître de vérité ne répondra pas à cette question - ce serait enseigner un contenu, alors que ce qu'il cherche (enseigner à philosopher) n'est possible que si ce maître n'existe pas, n'est pas présent, ne se trouve nulle part.
Et pourtant il faut répondre à la demande de vérité. Sur une scène d'origine, des forces ou des instances l'exigent. Elles insistent, elles nous mettent en demeure de rendre compte de la cause, de l'origine, de rendre visible ce qui ne peut que rester invisible. Pour répondre, il faut d'abord un temps de retrait, accepter la possibilité de l'erreur ou du mensonge. Il faut un récit pour faire advenir, à partir de rien, une vérité aussi originaire que la non-vérité, qui restera toujours inachevée et débordée, excédée par le récit. Venant en plus, cette vérité ou sur-vérité ne peut se raconter que dans la langue de l'autre. Inaccessible, indicible, effrayante, terrible, jamais présente, elle se réinvente, et quand elle arrive, c'est sans arriver.
5. Au-delà des limites de la vérité.
Selon certains commentateurs, il y aurait eu un tournant dit éthique dans l'oeuvre de Derrida (vers 1990). Il se serait alors réconcilié avec la vérité. On peut douter à la fois du tournant et de la réconciliation. D'une part Derrida ne s'est jamais tenu à l'écart d'un certain horizon de vérité. Il n'a jamais démenti son énoncé de 1972 : Il faut la vérité, c'est la loi. Il aura toujours fallu et il faut encore cette vérité-là, confinée dans les frontières des champs où elle fait loi. Mais d'autre part il faut s'attendre à se laisser emporter en d'autres lieux impossibles, aporétiques. Ce sont les lieux d'une autre expérience de la vérité, dont par exemple :
- la femme. Après le moment inaugural de l'idée, celui d'un Platon qui dirait : "Moi, je suis la vérité", Nietzsche repère un autre moment, celui du devenir-femme de l'idée. Quand la femme "se donne", ce n'est pas seulement dans la séduction ou l'échange, c'est par un don de rien, un don sans dette. Cette donation qui ne s'intéresse plus à la vérité est inaccessible au philosophe. C'est un écart par rapport à soi-même, un espacement. Détachée de la castration dont elle ne joue que pour séduire, ouvrir le désir, à distance des fétiches de la féminité (dont elle use pourtant), elle n'est plus tenue de croire en la vérité phallique pour affirmer une puissance (dionysiaque) de vérité-non-vérité.
- la prière, qui ne montre pas, ne fait rien savoir, ne saurait être ni vraie ni fausse.
- le mourir, dont le secret est séparé, coupé, infiniment éloigné.
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