1. Archi-trace.
A l'origine de l'origine (avant même l'origine, en un lieu inaccessible, pré-originaire), une trace a disparu. C'est cette disparition qui rend possible l'énigme originelle, la première altérité, la première extériorité, Jacques Derrida la nomme archi-trace ou archi-écriture. Elle ouvre, dans le temps et dans la parole, des intervalles et des espacements.
Toute trace peut toujours s'effacer, s'oublier, se perdre. Cette perte appartient à sa structure. Mais l'archi-trace est déjà effacée. D'une part, elle a déjà disparu dans l'oubli, n'existe plus. Elle n'a jamais existé ou plus exactement elle n'arrive qu'à s'effacer (si elle arrive, c'est seulement dans l'effacement). Son inscription est devenue impensable. Mais d'autre part, nul ne peut garantir qu'une trace puisse être définitivement et radicalement effacée. Elle peut toujours faire retour comme symptôme, comme spectre ou autrement (de manière inattendue, imprévisible, monstrueuse ou inimaginable). Nous sommes toujours hantés par la trace.
De ce "moment" singulier sans lieu, ni sens, ni référent, où la trace est devenue cendre, on ne peut même pas parler. Même la théologie négative ne peut rien en dire. L'oeuvre ne communique avec elle que dans son effacement. Et pourtant on en parle, il aura fallu en parler, même sans rien en dire. Même disparue, elle est à l'oeuvre. Elle reste hétérogène, irréductible, inexpugnable, scellée, innommable. Elle nous confronte à l'angoisse de l'effacement de soi, à la perte de toute présence.
Dès qu'il y a expérience, dès qu'il y a du vivant, dès qu'il y a renvoi à l'autre, il y a trace; c'est le fond sans limite sur lequel s'inscrivent l'écriture, le trait, le don, l'archive, etc.
Dès la première trace (dans l'unité d'un double mouvement de protention et de rétention), le texte est double. En se répétant, se réitérant, la marque (ou la trace) réitère l'événement, la première fois. L'invention, telle qu'elle est définie dans le monde moderne, systématise ce mouvement.
2. Sources.
D'où vient le concept derridien de "trace"? Il y a plus d'une source. Mais si l'on examine l'histoire de la pensée derridienne, c'est la date de septembre 1963 qui pourrait être privilégiée, quand Emmanuel Lévinas a publié son texte La trace de l'autre. Derrida avait déjà presque fini d'écrire Violence et métaphysique, il n'a pu modifier ce texte qu'à la marge. Mais la rupture grammatologique était en route. Elle ne cessera jamais de se creuser, jusqu'à la sériature, cette interprétation derridienne de la trace lévinassienne comme série de ratures, re-trait ab-solu qui nous oblige, en ce moment même.
Une autre source de la trace derridienne est la psychanalyse, ou plus exactement le tensions internes à la pensée freudienne. D'une part, Freud rêvait de ressusciter la trace originelle, unique, telle qu'elle était au moment de son impression, comme si l'on pouvait la rendre, à nouveau, vivante (rendre conscient l'inconscient). D'autre part il avait repéré (dès l'Esquisse) que la trace se constituait avec la mémoire comme une résistance, un frayage irréversible. Si elle ne repose que sur des écarts de différences, des moments, sur rien de tangible, rien qui ressemble à une empreinte, alors on ne peut pas la retrouver. Jacques Derrida prolonge cette dernière position : faute de trace mnésique, il n'y a que des espacements, des retards qui travaillent à s'effacer eux-mêmes. La modalité d'expérience de la trace, c'est le spectre, la conjuration.
La trace derridienne radicalise donc, à partir de Lévinas, la trace freudienne, encore marquée par la métaphysique. Derrida soutiendra que l'archi-trace n'est ni freudienne, ni heideggerienne. Mais on peut soutenir qu'elle est l'une et l'autre, et qu'en outre elle est nietzschéenne, et qu'en outre elle est aussi marquée par la science moderne et la biologie.
3. Réductions.
L'histoire du logocentrisme se confond avec celle de la réduction de la trace : son recouvrement, son remplacement par autre chose qui soit saisissable et descriptible, la bonne écriture ou le signifiant. Face à ce mouvement irrésistible qui tend à l'interpréter, lui donner un sens, l'imiter ou la reproduire (la pulsion d'archive), Jacques Derrida privilégie la trace déposée au-dehors, disséminée dans l'autre écriture, la mauvaise, celle qui est dénoncée comme artificielle ou stérile. La poésie est une écriture de ce type, où la trace est à l'oeuvre comme oeuvre. Avec la déconstruction, cette chose (la trace qui trace) arrive, elle a lieu. C'est un événement [mais un événement qui n'arrive qu'à s'effacer].
La voix réduit l'extériorité de la trace, elle subordonne la lettre au discours, elle abrite le sujet dans la présence, tandis que la trace est incompatible avec la présence. Laisser venir la trace (formule qui pourrait être programmatique), ce pourrait être aussi laisser revenir d'autres voix, au-delà de l'opposition entre le corps vivant et le spectre. Devant cette voix-là, devenue spectrale, l'opposition entre la trace et la voix s'effacerait.
4. Institutions.
La trace peut s'instituer, se constituer en système de renvois, en espace-temps. C'est là que nous habitons, dans les limites temporelles du moi, de l'objet : dans la vie. Mais ces systèmes ne sont jamais totalement présents. Il procèdent, eux aussi, de l'extériorisation. Ils renvoient à l'absence, ils annoncent le tout-autre.
Le cinéma est l'une des institutions majeures qui, aujourd'hui, par l'image et la parole, fait survivre la trace.
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