Depuis des siècles, on n'arrête pas de se poser la question Qu'est-ce que l'art?. Tous les champs du savoir, de l'imagination ou de la fiction ont été mobilisés pour tenter d'y répondre. On a avancé des explications naturelles, symboliques, politiques, sensuelles, sensorielles, paradoxales, linguistiques, logiques, sociales, spirituelles, matérielles et encore beaucoup d'autres. Des livres entiers, des vies entières, des bibliothèques entiières ont été remplies de considérations sur ce sujet. On ne sait plus aujourd'hui s'il y a trop de définitions ou s'il n'y en a pas assez, s'il faut continuer sur ce terrain, ou au contraire s'il est urgent d'en finir, ou encore si la meilleure réponse ne serait pas encore celle-ci : L'art est indéfinissable (et c'est ce qui fait son prix, sa spécificité). Peut-être finalement pourrait-on s'accorder sur un constat tout bête : C'est le mot art qui fait jouir. L'art lui-même (comme chose) n'est que l'effet de cette jouissance. Et plus le mot semble équivoque, plus on le valorise (ou on le dévalorise) différemment, plus il est aporétique, et plus il occupe cette place unique dont nous n'arrivons pas à nous passer.
Indécidable.
On peut dire que le concept d'art est indécidable. C'est un peu facile, et aussi un moyen d'échapper à ses responsabilités. L'art serait-il une sorte de jeu? Une fiction qui marche d'autant mieux que de puissantes institutions s'appuient sur elle? Une circularité où l'art justifie les oeuvres, et les oeuvres justifient l'art? Une collection de pratiques artistiques diverses et variées, dont le seul point commun est d'être nommées art ou d'être exhibées dans les musées ou les galeries?
Dire qu'une oeuvre d'art a pour caractéristique de n'être pas ce qu'elle est est un peu plus précis. L'oeuvre nous entraîne dans un mouvement, un au-delà dont nous avons la charge. Elle dépasse ses propres définitions. L'incertitude qu'elle ouvre est celle du rapport au tout-autre. Elle s'enrichit sans limite de toutes les définitions contradictoires ou incompatibles qu'on lui fait porter.
Une force primordiale, l'inconnu en nous.
L'artiste recueille une énergie qu'il ne cherche pas à connaître. Il joue sur le non-savoir, sur l'inconnu, sur l'oubli du passé, sur une force qu'il livre toute entière à la jouissance. Il fait venir des forces démoniaques, incontrôlables, magiques. Il nous plonge dans une crise, nous éblouit.
L'oeuvre est par ce qu'elle déclenche en nous et que nous ignorons. Nous faisant régresser vers un état primitif - voire d'avant la naissance -, elle nous incite à une méditation silencieuse, une prière. Elle rend licite une autre modalité du voir que nous évitons d'habitude. Nous contemplons en elle nos propres expériences vécues, notre tragédie, notre symptôme. Nous nous abîmons en elle. Elle nous protège contre ce que nous ne maîtrisons pas.
Pour le meilleur ou pour le pire, elle fait émerger des symptômes qui ne se seraient pas manifestés autrement. Porteuse de violence, elle dérange notre culture usuelle en renvoyant à un centre tu, enfoui.
Emotion, vécu, sensibilité, expérience.
L'oeuvre (si c'est une oeuvre) révèle une dimension encore méconnue de la sensibilité. Elle localise les tensions, les accroît, les catalyse, les réveille. Elle déchire l'ordinaire de l'expérience. Elle suscite une émotion que personne n'avait encore désignée.
Nous en tombons amoureux, comme d'une personne.
En captant notre émotion, l'oeuvre nous évite le dégoût.
Forme, figure, mimesis.
L'art commence avec la renonciation à la ressemblance parfaite. Si j'admets que cette ressemblance est impossible, alors il vaut la peine de la conquérir.
Tout oeuvre a une forme, même la plus conceptuelle. Même l'art le moins figuratif s'expose à la figurabilité.
Idée, symbole, discours.
Faire de l'art est une activité de l'esprit. C'est une pensée spécifique, certains disent une pensée plastique, qui met en oeuvre une idée ou un jugement. Mais ce caractère spirituel de l'art est aussitôt démenti par la figuration. Certes il est discursif, il est dans l'invisible, mais il faut aussi qu'il contrarie le discours, qu'il le remplace par autre chose. L'iconographie se déploie dans ce contexte.
L'oeuvre ne renvoie à aucun référent spécifique, au contraire elle en éloigne. A la place des objets, elle met des signes, des symboles qui résistent aux interprétations. Elle invite au sens, mais ne fige aucun sens.
Qu'elle les accepte ou les refuse, l'oeuvre met en rapport avec des règles, un idéal d'harmonie vis-à-vis duquel elle est toujours en défaut.
En tant que source d'idées, l'art se substitue à la métaphysique en plein effondrement.
Humanisme.
L'idée d'art est inséparable de l'humanisme. Qu'il réponde ou non à un besoin, l'art exprime d'abord l'humain dans sa dignité la plus nue, en tant qu'il s'arrache à la nature, qu'il imite l'acte divin, qu'il se sent coupable, qu'il crée, qu'il idéalise, etc... Le propre de l'homme, c'est qu'il est capable de produire librement des oeuvres. Certains y croient tellement qu'ils imaginent que l'art leur apportera le salut.
Mais pour d'autres, l'art est une sortie hors de l'humain. Il permet de prendre ses distances à l'égard de l'humanisme.
Question, vérité, langage.
Faite pour résoudre une question (la question ponctuelle de l'artiste), l'oeuvre en pose d'autres. Elle est, par essence, interrogative. L'interrogation porte sur l'être, sur les codes, sur la loi, et aussi sur le langage. L'artiste invente de nouveaux "coups", c'est-à-dire de nouvelles façons d'aborder la question du vrai. Mais la vérité n'apparaît pas comme telle, elle reste une énigme.
Sortie vers l'autre, le tout autre. Temporalité promesse.
L'artiste s'adresse à un autre dont il ne sait rien, pas même s'il écoute. Il n'a rien d'autre à offrir que la nouveauté radicale d'un monde (celui de l'oeuvre) avec lequel aucune communication directe n'est possible. Ce qu'il promet restera toujours sur l'autre rive, dans l'immensité d'un lointain.
Singularité, autonomie.
Une oeuvre d'art est un objet singulier. C'est un "coup" dans un jeu de langage, mais qui n'en respecte pas les règles. Elle est une monade à considérer comme telle, dans son unicité, indépendamment des critères habituels de l'histoire de l'art : styles, courants, artistes, etc... Elle s'interprète elle-même, elle génère ses propres lois (ce qui justifie son prix). Autonome, elle n'est conditionnée que par ses propres règles de production. Elle n'est réductible à aucun genre.
Elle semble unique, mais son principe même est d'être reproduite. Sans ces substitutions, il ne pourrait pas y avoir de marché de l'art.
Du retrait à la Chose.
Dans l'art, quelque chose se retire mais reste présent. De quoi s'agit-il? Qu'est-ce qui est à l'oeuvre dans ce paradoxe apparent? Est-ce une vérité, le dévoilement d'une origine, l'ouverture d'un monde, la production d'un évenement par l'acte même de la création? Cela provient-il de l'oeuvre même, ou d'une altérité? Il nous appartient de ne pas escamoter cette mise en jeu, de nous en faire les gardiens.
Supplémentarité et limite.
Plus l'art moderne se veut autonome, plus il est porteur d'altérité. Chaque style, chaque genre, chaque oeuvre porte à sa façon cette antinomie. Van Gogh disait que l'art, c'est l'homme ajouté à la nature. On peut généraliser sa proposition : l'art est toujours en plus, l'oeuvre déborde tout arrêt, toute halte. Chaque oeuvre trouve en elle-même la vérité qui repousse ses limites. Il lui faut entretenir les écarts et les borner, jouer des tensions et les arrêter. Il y va de cette ambiguité dans toute beauté : l'oeuvre affronte l'altérité sensible, en la mettant à notre portée.
Une fabrication de l'histoire de l'art.
Les historiens traditionnels de l'art se sont donné pour tâche de classifier les styles et les objets, de les organiser, les structurer. Selon eux, toute oeuvre est associée à un certain état de la technique et de la forme qui peut faire l'objet d'une description. Cette tâche, indispensable, peut induire une tyrannie du visible qui masque les oeuvres. Le discours sur l'art joue comme obstacle à leur réception. Mais l'oeuvre résiste au savoir. Si elle ne résistait pas, l'art mourrait.
Avec la diversification des pratiques artistiques, les historiens se sont rendu compte qu'aucun concept cohérent de l'art ne tenait. Les conflits entre courants, souvent théatralisés, ont pris la place restée vide de ce concept.
Un objet, une marchandise, une institution.
Tout ce qui est demandé, n'importe quoi, peut devenir oeuvre d'art. Il suffit qu'il soit reconnu par une ou des institutions chargées de reproduire le système conventionnel de l'art. Si en plus il est susceptible de réifier la parole et d'être copié, il sera gratifié d'un prix du marché et fera l'objet de transactions. Pour les clients et les utilisateurs, les oeuvres sont des fétiches, pour les professionnels, ce sont des outils de travail, et pour les marchands, ce sont des valeurs d'échange.
Une condensation du temps, de l'histoire.
Toute oeuvre porte l'empreinte de son temps. Elle le monte et le démonte, comme un jeu. Elle vibre dans un cercle de résonance spécifique, typique quoique le plus souvent irréductible aux catégories de l'histoire de l'art. Comme le poème, elle est une ouverture dans la langue. Elle frémit d'un avenir inconnu, même pour elle.
L'acte de l'artiste.
Pendant longtemps, la situation a paru simple. L'art était fabriqué par des artistes, et toute oeuvre d'art était une affirmation de présence d'un artiste (et des institutions qui vont avec). Pendant le 20ème siècle, la situation s'est compliquée. Plus l'art semblait s'effacer, plus il y avait d'artistes (ou prétendus tels), à tel point que la dimension artistique finissait par se concentrer dans son corps (performance, Body Art). Mais l'auto-déclaration ne suffit pas. Séparé de l'oeuvre, l'artiste proclame se propre dissolution.
Rite, mythe.
Soit l'oeuvre est exhibée dans un culte ou un rite, soit elle est exposée dans un musée, ce qui, en définitive, fait peu de différence. Dans les deux cas elle est muette comme une idole, elle nous enferme dans un mythe, elle fige le temps en un destin, il lui arrive même de porter un espoir de salut. Tout cela est respectable, mais croire qu'en elle résonne la totalité de l'univers ne peut être qu'une falsification.
Retour à l'indécidable.
Aucun concept ni définition n'exprimant complètement l'oeuvre d'art, on conclut qu'elle est en affinité avec l'indéfinissable. Elle seule peut représenter l'irreprésentable, l'ineffable, l'indicible, etc... L'art serait le point où toutes les antinomies se concentrent jusqu'à s'annuler. A ce point, le cercle recommence. Il nous reconduit à un pur nominalisme : Est de l'art ce qui a fait l'objet d'une déclaration : Ceci est de l'art, ou d'un questionnement : Pourquoi cet objet est-il une oeuvre d'art? Si je me contente d'une déclaration ou d'une interrogation de ce genre, j'ai la satisfaction de disposer, malgré tout, d'un commencement de définition. Mais l'art est têtu. Il résiste. Peu lui importent notre angoisse ou notre insatisfaction. Il va toujours plus loin que lui-même. Exigeant de se définir, il s'empresse de se dé-définir.
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