Jacques Derrida a-t-il produit une théorie sur l'art, voire une esthétique? Il aurait probablement récusé l'une et l'autre. Toute théorie sur l'art, toute esthétique, relève du logocentrisme, du discours sur l'art dont il se tient à l'écart. Mais il n'était pas dupe. Quelles que soient les précautions prises, il savait que ce qu'il disait et écrivait sur la peinture, le dessin, voire la poésie ou le théatre, il savait que cela s'inscrivait dans une généalogie, une tradition (Platon - Kant - Hegel - Nietzsche - Heidegger - Benjamin - Bataille) dont il était le continuateur, voire le comptable tout autant que le déconstructeur. S'il n'a jamais payé tribut à l'histoire de l'art entendue comme savoir totalisant, s'il n'a que rarement analysé ou décrit des objets catalogués comme "oeuvres d'art", il a écrit d'innombrables textes sur des oeuvres et aussi sur des genres (comme le cinéma), en les situant parfois, à sa façon, dans leur contexte historique. Mais toujours, c'est à partir de ses vocables à lui (différance, auto-affection, economimesis, parergon, passe-partout, subjectile, séricitation, et beaucoup d'autres) qu'il a écrit. Pour ceux qui continuent à s'intéresser à l'"art" (dans sa généralité), il a dérangé l'ordre du discours et frayé un passage. Quel passage? Disons, pour lancer le débat sur la place et la fonction de ce site, qu'il a mis en oeuvre un concept d'oeuvre d'un autre type, tout autre, sans pour autant fixer aucune destination.
- Tourner autour de chaque oeuvre, singulièrement.
Certaines fausses questions aboutissent inéluctablement à reconduire le discours traditionnel sur l'art. Qu'est-ce que l'art? Qu'est-ce que l'esthétique? Quelle est l'origine de l'oeuvre d'art? Ces questions supposent :
- que le mot "art" a véritablement un sens, un sens unique,
- que chaque oeuvre est porteuse d'un "vouloir-dire" à partir duquel on peut la lire et l'interpréter.
Pour Derrida, aucune de ces deux conditions n'est remplie. Ce qui est mis en oeuvre dans l'"art" n'étant pas définissable par le discours, la circularité qui associe traditionnellement oeuvre et art peut être déconstruite. Il ne s'agit pas de faire parler les oeuvres, mais de se retirer devant elles. Il ne s'agit pas de parler d'art, mais de répondre à l'oeuvre par un geste d'écriture qui va son chemin à l'extérieur de l'oeuvre. Si chaque production, dans sa singularité, met en oeuvre l'énigme d'une date, d'un chemin, alors le seul critère d'évaluation légitime est celui qu'elle produit elle-même. Par son unicité (sa date, sa signature), l'oeuvre tente de s'affranchir de l'art. Même quand elle se rapporte à l'art, quand elle se réfère à un genre ou un discours établis, elle se sépare irrémédiablement de l'art en général.
- Une œuvre qui n'a lieu qu'une fois, s'auto-détruit.
Selon Artaud, si une oeuvre digne de ce nom pouvait exister, elle n'aurait lieu qu'une fois et ne laisserait aucune trace. Confondue avec son subjectile, produite directement par le corps, retirée à l'infini derrière ses figures depuis un fond sans fond indéterminé, elle s'affirmerait dans sa nécessité intraitable et inéluctable, à la façon du théâtre de la cruauté. Avant toute naissance, tout discours et même tout langage, une telle oeuvre restaurerait le premier cri. Elle ferait voler en éclats l'art classique, son économie et sa métaphysique. Mais une telle oeuvre, la seule qui soit véritable car exclue de la répétition, s'auto-détruirait. C'est pourquoi Antonin Artaud lui-même a accepté plus d'un compromis : avant de demander, peu avant sa mort, la publication de ses oeuvres complètes, il s'est arrangé pour que ses proférations soient gardées dans des livres ou inscrites sur des cahiers (Rodez). Il est allé jusqu'au bout de sa folie, mais pas jusqu'au bout du sans-oeuvre. Il ne faut pas s'en étonner, car Artaud vivant à l'époque de la photographie et du cinéma, des pratiques qui contribuent à détruire l'aura, la valeur religieuse, rituelle et culturelle, de l'œuvre irremblaçable.
- L'oeuvre, la différance et son arrêt.
Partons d'une formulation qui peut résumer le point de vue derridien sur l'oeuvre [d'art], bien qu'il ne l'ait pas donnée exactement en ces termes : Pour qu'il y ait oeuvre (d'art) il faut que la différance soit impossible à arrêter. Pour qu'il y ait oeuvre, il faut qu'il y ait différance, il faut une tentative de l'arrêter, et il faut que cette tentative bute sur un impossible. Ce triptyque pourrait être l'une des façons de présenter le rapport singulier de Derrida à l'art. Furtivement, la différance s'insinue dans l'oeuvre. Elle répand une énergie, un chaos qui entretient, ne serait-ce que par clin d'oeil, le battement de la différance. Il suffit d'un détail, et le processus est en branle : il commande la parole et aussi le silence. Au-delà de l'orbe de l'oeuvre, apparemment circonscrite, un supplément dangereux ouvre le sens et le langage. Puis il arrive que l'artiste se lasse ou s'épuise. Ça suffit! finit-il par dire. Il se protège contre l'inachèvement infini de l'oeuvre en l'abandonnant. Il la signe, il l'intitule. il la trouve belle. Circulez!
Derrida appelle stricture cette logique de l'oeuvre [d'art] : un entrelacs qui ne suture pas, une double opération qui inscrit dans la langue, le discours, et rend vaine toute symbolisation.
- Rhétorique, interprétation, musée.
Pour Derrida, tous les discours philosophiques sur l'art le subordonnent à la voix, à la parole, au logos [tous, y compris le sien - ce qui le conduit soit à éviter le thème de l'art quand il parle en philosophe, soit à ne parler d'art qu'en tant que non-philosophe]. Même l'oeuvre la plus silencieuse, même la plus abstraite, même la plus déconstructrice, est soumise à une injonction qui rend l'expert intarissable. Tout se passe comme si cette vérité supposée résider dans l'oeuvre ou avoir été promise par l'auteur, c'était à lui (le spécialiste) de la délivrer. En répondant à cette injonction par un discours de savoir, l'expert ne se retire pas devant l'oeuvre. Au contraire, il fait tout pour se l'approprier. "Puisque je vous dis qu'elle nous invite à parler, à interpréter, puisque je vous assure qu'elle commande d'illustrer une vérité cachée, faites-moi confiance, laissez-moi proférer cette vérité!" Se croyant légitimé par l'injonction qu'il a lui-même présupposée, l'expert (le critique d'art, l'historien d'art) s'arroge un droit de regard sur l'oeuvre. Puisque qu'il peut, tout autant que n'importe qui, s'autoriser de ce droit de regard, n'est-il pas habilité à s'en servir? Par le même acte de légitimation et d'exhibition pornologique (sa performance à lui), il engendre un public et garantit la valeur marchande de l'oeuvre.
Dans cette tâche, il pourra toujours s'appuyer sur les institutions muséales : le cartouche (ou cartel), la légende, le commentaire, le titre ou le catalogue qui commémorent, décrivent ou expliquent la généalogie de l'oeuvre, commandent sa place dans un musée ou un lieu d'exposition. Ces délimitations de l'oeuvre viennent conforter la croyance en sa parole (parole d'autorité, parole de père, parole logocentrique).
Mais le spectateur/lecteur (y compris lui-même, critique d'art, quand il change de posture) peut aussi se couper de ce savoir. Son regard se singularise alors, il devient unique, irrépétible. En rompant avec toute prétention de maîtrise, voire de devenir-œuvre-d'art, il déplace le sens du devoir, de la responsabilité. Son regard ne se croise plus avec celui d'aucun autre.
- L'auteur, le texte et le lecteur.
Aucune oeuvre n'est réductible à cette rhétorique. Pour pouvoir être qualifiée d'oeuvre [digne de ce nom] - au musée et ailleurs -, il faut qu'elle s'expose aux coups. Cette exposition ne commence pas avec l'arrivée du public. Dès le départ (dès son écriture), l'oeuvre est l'enjeu d'un drame et d'une guerre entre les différentes instances qui la dictent et la lisent. L'auteur est le produit de cette tension. Son oeuvre (qu'elle soit graphique, cinématographique ou autre) ne lui appartient pas. C'est un texte qui se rattache, comme tout texte, au texte général. Nul ne peut se l'approprier sauf l'archive, qui est sélection, choix de mémoire, interprétation - mais l'archonte lui-même ne peut qu'échouer car l'oeuvre est toujours incomplète, irréductible à tout corpus archivable.
Des auteurs connus ou inconnus peuvent, à plusieurs voix, produire des oeuvres de vie : par exemple L'Homme aux loups, ce patient de Freud transformé en récit, drame, mythe, poème par la succession des analystes et commentateurs qui s'y sont intéressés.
- Sources de l'oeuvre, survie, confession, restance.
Si l'origine de l'oeuvre ne se confond pas avec le vouloir-dire de son auteur, quelle est elle? On pourrait être tenté de rechercher du côté des sources. Mais l'oeuvre ne garde la mémoire de ses sources que pour s'en couper. Elles sont pour elle (comme pour nous) inaccessibles, absentes, étrangères, hétérogènes, autres. L'origine n'est pas la cause de l'oeuvre, mais son effet. Nous l'invoquons après-coup. Ce n'est pas elle qui dure, ni qui fait retour, ni qui survit à travers l'oeuvre, car la survie est imprévisible, incalculable. Elle dépend des lectures, des interprétations, des lieux qui resteront hantés par l'oeuvre, des traductions qui la mettront en mouvement. Pour témoigner de ce secret non dit, l'oeuvre en appelle au témoignage, à la réponse de l'autre, mais celle-ci ne peut venir, si elle vient, que dans un autre idiome.
Produire une oeuvre, c'est accepter l'héritage d'un événement qui aura eu lieu, et qui ne pourrait pas se dire comme tel, en-dehors de l'oeuvre. Que l'oeuvre existe témoigne du caractère performatif de ce geste : acte de foi, serment, faute, promesse ou conjuration. A partir de ce qui se sera fait là, une chaîne inarrêtable se déclenche : dette, culpabilité, confession, excuses, pardon, sanction. L'oeuvre est, dans cette chaîne, un élément de rupture, d'interruption. Elle peut prendre la figure d'un arrêt ou donner l'espoir d'un dernier mot. Mais l'écriture elle-même est la mise en oeuvre d'une jouissance, du plaisir de l'aveu.
L'inscription de la culpabilité est ineffaçable. L'acte de langage se réitère, le verdict garde en mémoire ce dont on voudrait s'exonérer. L'oeuvre est inépuisable. Elle n'annule pas la dette, au contraire, elle la fait survivre, elle la relance.
Sans l'oeuvre, nous serions menacés par une mémoire machinique, mécanique, terrifiante.
L'oeuvre est une chambre d'échos qui parie sur la mise en mouvement ou la marche d'un reste - crypté, secret, idiomatique. Elle en dépend. Sa restance se soustrait à toute herméneutique, se dérobe à toute logique. Mettant en oeuvre des traces - à moins que ce ne soit la trace elle-même qui opère comme oeuvre, elle réinvente ce dont elle hérite.
- Duplicité, citation.
Toute oeuvre est double. Il y a en elle - comme dans chaque dessin d'Antonin Artaud - dissonance et consonance, virtuosité et maladresse. D'une part, pour faire oeuvre, il faut qu'elle cite les conventions et les oeuvres du passé; mais d'autre part, il faut qu'elle attaque les conventions établies, qu'elle contribue à les détruire. Une oeuvre répand le chaos, mais pour s'instituer, il faut qu'elle se stabilise. Les dessins d'Artaud, griffonés dans des carnets, ont subi le destin d'une oeuvre d'art. Malgré ses imprécations, il a été accueilli au MOMA, ce lieu de trahison dont les murs ont ainsi été transformés en subjectile. Comme ces murs d'église haïs par Artaud, ils se sont montrés capables de sauver la dissonance, de la garder. Il voulait faire survivre le "mal fait", mais il n'a pu empêcher sa relève.
On trouve un autre genre de duplicité au cinéma. D'un côté, il est soumis à l'autorité du discours, à la contrainte de l'appareil filmique. Mais d'un autre côté, il y a en lui une diversité de pratiques, dont certaines se rapprochent de l'écriture.
- Les discours sur l'art et la vérité.
Y a-t-il, dans l'oeuvre la promesse d'une vérité, comme le laisse entendre la célèbre formulation de Cézanne : "Je vous dois la vérité en peinture"? C'est ce que laissent entendre les savants, les interprètes, les institutions ou les critiques d'art. Il faudrait que la peinture "rende" ou "restitue" une vérité, qu'on puisse compter sur elle, qu'elle soit silencieusement fiable. On croit trouver dans des tableaux comme le "Double portrait des Arnolfini" ou les "Vieux Souliers" de Van Gogh le témoignage d'une telle fiabilité. Mais chaque tableau de Cézanne, chaque objet peint, chaque pomme, témoigne aussi d'autre chose, d'une chose toute autre. "Oui" dit Cézanne, la peinture peut s'adresser à cet autre. J'en témoigne, je le démontre. C'est une vérité qui déborde celle des universitaires, qui met en mouvement. Comme dans toute foi, croyance ou religion, une promesse de vérité est toujours invoquée ou convoquée. Il ne s'agit ni d'un vouloir-dire, ni d'une vérité objective, ni d'une ressource académique. Par l'oeuvre, dans l'espace public, quelque chose arrive à la vérité.
- De la production au retrait.
Pour qu'il y ait oeuvre, il faut un droit positif, des conventions, un système de référence, et il faut que le jeu normal de ce système soit perturbé. Cette perturbation, on peut la nommer géniale : une singularité qui se soustrait au général, au partageable, au communautaire, dans le temps même où elle l'excède. Cette singularité était inconnue. Elle ne portait aucun nom ni n'avait aucune inscription dans le système. La voici qui surgit comme un événement inouï, imprévisible, une invention incalculable : celle de l'autre.
L'oeuvre s'invente dans l'oeuvrement, mais ne se produit que dans le désoeuvrement. Elle n'émerge comme telle que dans le temps d'arrêt. On peut comparer cela à l'acte du démiurge chez Platon : c'est au moment où il ne fait rien, au moment de sa mort symbolique qu'il fait oeuvre. En prenant l'exemple des Souliers de Van Gogh, Jacques Derrida a longuement analysé la restance de ce processus. Les souliers de l'oeuvre sont absolument hors d'usage, leur désoeuvrement est leur vérité.
- Parerga, espacement, titre, date et signature.
Pour s'isoler de l'infinité du texte, toute oeuvre doit être délimitée par certaines conventions : un cadre, un titre, une date, une signature. Ces éléments font-ils partie de l'oeuvre ou viennent-ils en plus? Sont-ils intersticiels, entre l'oeuvre et le reste? Sont-ils appelés depuis le manque de l'oeuvre, ce qui lui fait défaut, pour le combler ou le perpétuer? Sont-ils, à la limite de l'oeuvre, les producteurs de ces effets de beauté qu'exigent les Beaux-Arts? Suffisent-ils pour qu'on ait le droit de dire : Ceci est un tout? Ou sont-ils l'effet d'un pouvoir légal, légitime, qui autorise l'"auteur" à signer et faire croire? Tout cela à la fois.
A la suite de Kant, Jacques Derrida appelle parerga ces éléments. Ce sont des suppléments à l'oeuvre, ni intérieurs ni extérieurs, qui la délimitent, la cadrent et la bordent. Ces hors d'oeuvre arrêtent le trajet de l'oeuvre, lui donnent consistance et apaisent le subjectile, mais ils opèrent moins comme une forteresse que comme une pliure. En fixant les formes et les oppositions, le parergon travaille l'oeuvre, il appelle au-delà. Il opère comme un pharmakon, qui démonte les oppositions les plus rassurantes - y compris entre lui-même et l'oeuvre (ergon). Par les passe-partout (ces encadrements qui laissent un espace ouvert), il ne se ferme pas, il pose la question de l'espacement, il le laisse se déployer. Le paregon préserve la productivité inventive de l'oeuvre, sa force, sa nécessité. Sans espacement, pas d'oeuvre, pas d'art.
Toute œuvre digne de ce nom excède ses propres frontières. Ce qui, par elle, est mis en oeuvre, (donné à entendre, à voir), est à la fois dans l'oeuvre et hors l'oeuvre. D'autres matériaux, qui ne sont pas encore en l'oeuvre, mais destinés à elle sont, déjà, indécidablement, secrètement, en elle.
L'oeuvre peut prendre n'importe quelle forme : une image, un livre, un processus textuel (mais n'importe quelle image, livre ou processus textuel n'est pas une oeuvre).
La gloire du chef d'oeuvre, c'est qu'on peut jouir de sa signature, bander devant elle, bander devant rien.
- Evénement, nomination, génie.
Chaque œuvre est un événement unique, le premier événement. Il y a eu incubation, appel, et c'est par un coup de force, un forçage, qu'elle fait irruption. C'est un temps de folie, antérieur à la nomination, qui ne se laisse pas répéter et s'efface dans le moment même où il arrive. Il surprend radicalement, sans se laisser classer dans aucun genre - comme le pictogramme d'Artaud. Aucune histoire ne le précède.
L'œuvre s'inscrit dans la loi babélienne de la traduction. D'un côté, elle pleure pour être traduite, lue et déchiffrée, mais d'un autre côté, c'est l'intraduisible en elle, le nom propre, qui la sacralise.
Ce qu'on appelle œuvre au sens courant, commun (en peinture, sculpture, ou dans un autre genre), c'est "faire comme si" on répétait des recettes, des techniques établies, mais sans les répéter tout à fait. Pour survenir, l'"événement" qu'est l'oeuvre en passe par la simulation d'une répétition. Mais quand (notamment en raison des nouvelles technologies), les modèles établis se fissurent, quand ils deviennent virtuels, alors c'est vraiment du nouveau qui arrive, on peut être débordé par ce qui vient.
L'événement de l'oeuvre, dit Derrida, est apocalyptique. Pourquoi apocalyptique? Un drame va se produire, irréductible à tout cliché, y compris celui de l'authenticité. L'oeuvre fixe ce temps d'extase qui est aussi un commencement, le début d'un cataclysme. Pour faire cela (donner naissance à l'oeuvre comme événement), il faut couper, inconditionnellement, avec toute généalogie, genèse ou genre préétablis. Cela s'appelle : le génie.
- Un Qui, un Quoi ou un Il, plus vieux que l'oeuvre. L'adresse.
Ce qui, dans l'oeuvre, se fait oeuvre, est plus vieux qu'elle et ne pouvait pas se dire avant elle. C'est cela, un Qui ou Quoi, disloqué, sans nom, entre deux fables, qui la signe, la soussigne après-coup, la donne. Mais rien de substantiel n'est donné. L'œuvre est pure adresse : en naissant de rien, elle tend vers le rien. Sans exiger aucune gratitude ni aucune restitution, elle porte une injonction : que le destinataire, l'ami, se fasse écriture.
- Confiance, acte de langage, performatif.
Avant toute intention, toute lecture, toute interprétation, quels que soit le contenu ou le vouloir-dire de son auteur, une oeuvre se donne comme oeuvre. Cet acte qui engage dans la langue, dans le discours, Derrida le nomme : archi-performatif. C'est une injonction qui préserve et contresigne l'archi-archive de l'oeuvre : ce moment unique, originel, ce support ou ce corps qui engendre l'oeuvre, l'ouvre, y opère, la sauve, la fait survivre dans l'espoir toujours relancé d'un dernier mot.
L'oeuvre fait don d'une alliance unique, elle invite à un acte de confiance secret, incomparable. C'est son moment abrahamique.
Est performative une oeuvre qui, opérant comme un acte de langage, transforme ce dont elle parle. Mais (à la différence du speech act de la tradition anglo-saxonne), il faut aussi qu'elle produise elle-même les conventions, formulations et critères qui la légitiment. A condition que rien, en elle, ne fasse autorité (rien d'autre que sa souveraineté), sa force affirmative peut se mesurer à l'idée spinozienne, telle qu'en rêvait Flaubert.
Ce qui arrive aujourd'hui (la mondialisation, le cyberespace, la virtualisation de la communication et des médias), cette mutation majeure, ce bouleversement radical, déconstruit la production classique du savoir. Qu'en résulte-t-il pour l'engendrement des oeuvres? On les produit moins par le travail, et plus par l'engagement, la profession de foi ou l'acte performatif. Ce qui arrive, y compris dans l'université, devient une énigme à interroger.
- Déconstruction.
Dans l'oeuvre, la déconstruction est toujours à l'oeuvre. L'oeuvre se déconstruit elle-même. Malgré les interprétations, les explications et les appareils conceptuels [qui y résistent presque toujours], sa force dislocatrice s'enclenche et lui fait dire autre chose que ce qu'elle dit. A partir d'un angle mort, d'un défaut ou d'un reste, elle ménage elle-même l'effraction nécessaire à la venue de l'autre.
Plusieurs discours sur l'art (ou discours de l'art) se déploient. Derrida en fait quelque part une typologie [stricture tournée vers le dedans, laçage traversant le dehors et le dedans, sériature tendue vers le dehors], mais ce n'est pas la seule, il y en a plus d'une. Toutes supplémentent, transforment et détachent, mais aucune ne peut s'émanciper totalement du logocentrisme [sauf peut-être celle qui occuperait la place du dégoût].
- Le tout-autre, son spectre.
Il y a dans l'oeuvre une dimension étrangère au discours, inassimilable, qui se traduit par une difficulté à arraisonner, à questionner, à nommer, ou encore par une mise en abyme. L'oeuvre se passe de mot, d'énoncé et même parfois d'image. Par cette chose qui n'a que faire de mon discours, qui excède toute description, par cette chose toute autre, insaisissable, étrange et familière (unheimlich), revient le spectre de l'origine : un mot, un nom, un simple trait, une marque. L'oeuvre se fait en un lieu (qu'on peut aussi nommer khôra, à la suite de Platon) où s'ouvre une incertitude infinie.
Le tout-autre hante l'autoportrait dont le signataire, le plus souvent déjà mort, n'a laissé que cette trace d'une présence impossible. Il résiste à toute intériorisation, subjectivation, idéalisation. S'il en appelle à la mémoire, c'est avec d'autres voix ou plus exactement des voix autres, toujours déjà à l'oeuvre dans l'oeuvre.
Il faut que l'oeuvre soit hors de portée. Elle l'est par sa date, sa signature, sa singularité indéchiffrable et irréductible. Un voile indéchirable nous en sépare.
L'oeuvre nous engage dans une alliance avec l'objet hétérogène, cet autre absent (unique mais perdu, jeté depuis longtemps) que Derrida compare au prépuce de la circoncision. Pour que le désir ne soit pas en repos, pour qu'il soit tenu en arrêt, il faut que la peau ait été arrachée, changée.
- De la restitution à la surabondance.
Au commencement, la perte est irrémédiable. Nous avons l'expérience de la mort, de l'oubli. De l'origine, il ne reste rien, et pourtant elle ne cesse de revenir. Peut-être l'art n'est-il qu'une intense familiarité avec ce spectre ou ce manque que l'oeuvre exhibe et qui la déborde. Ce qui, hors d'usage, est retiré d'un tableau (par exemple la "vraie" chaussure de Van Gogh), le même tableau le restitue dans ses droits ou sa vérité. Mais la perte subsiste. L'oeuvre ne rétablira jamais le passé dans sa présence. Elle ne répondra pas à la question posée. Elle perpétuera la blessure, même si elle contribue à la réparer (Artaud).
L'oeuvre est indissociable de sa préhistoire. Il y en elle de l'avant-oeuvre, de l'hors l'oeuvre et aussi du hors-la-loi de l'oeuvre. Elle résistera toujours aux efforts des interprètes et des archivistes.
Au commencement de l'image, il y a la ruine d'un présent perdu ou d'un signataire disparu. Le dessin procède par suppléance ou supplémentation. En traçant une figure, un cadre ou un trait autour de ce qui se disjoint ou se disloque, il spécule sur sa propre possibilité. Il compose avec l'invisible. D'une part il est un deuil, un sacrifice. et d'autre part il est une bénédiction. Il rend la vue. Son frayage invisible, qui remplace la vision courante, est un don, une reconnaissance. Aucun savoir n'est nécessaire pour restituer, pour traduire. Le dessin ne copie ni ne reproduit; il sème.
- Economimesis.
Une oeuvre qui n'entre dans aucune économie d'échange ne produit rien d'autre que le pur jeu de la liberté (que Kant identifiait à l'humanisme). Sa productivité ne se calcule ni en signes, ni en choses sensibles. Tout ce qu'elle donne, elle le donne dans un jeu gratuit, sans valeur d'usage ni d'échange, sans salaire autre qu'elle-même, sans limite à la surenchère des substitutions possibles - avec sa traduction financière sur le marché de l'art.
Dans le commerce de la mimesis, l'opération mimétique s'apparente au pharmakon, ce remède-poison fait pour simuler, pour tromper, capable de se substituer à ce qu'il imite.
- Le beau.
On peut voir le beau de la bonne forme, celui qui maîtrise l'espace et s'en empare. On peut apprendre à connaître le beau des Beaux-Arts, celui qui exige cadre et signature. On peut expérimenter le beau comme opération subjective, passage à la limite entre l'acte producteur et le produit. Mais que peut-on voir de la beauté? Qu'annonce-t-elle? De quoi est-elle la trace? De rien, d'une absence, de la trace d'un "sans" (sans finalité, sans but, et aussi sans signification, sans que l'homme en soit la mesure), d'un spectre. Devant cet abîme, nous restons bouche bée, nous faisons l'expérience d'un non-savoir, d'une coupure que les mots ne peuvent définir.
Depuis Kant, le manque est le cadre de toute théorie de l'esthétique.
La plus grande difficulté à laquelle aboutit la théorie kantienne du beau, c'est que si le plaisir désintéressé est purement subjectif, comment peut-il être orienté vers l'objet? Comment l'auto-affection la plus close (un désintéressement total) peut-elle contenir l'hétéro-affection la plus irréductible? Comment le tout autre, dans sa pure objectivité, peut-il être réduit à un plaisir purement subjectif? Suffit-il vraiment que je me plaise à me plaire pour que j'éprouve la beauté, indépendamment de toute satisfaction d'objet?
- Auto-affection, mouvement.
Se laissant contaminer par des citations externes dont elle répète en elle la pliure, s'écartant d'elle-même, indépendamment de son référent, l'oeuvre déclenche un mouvement. Cette capacité mystérieuse, ouverte, infinie, que nous expérimentons aussi dans la voix et le temps, dont aucun père ne répond, on peut la rencontrer dans le mot comme dans l'image, dans le mouvement comme dans l'immobilité, dans la musique comme dans le silence. C'est l'oeuvre elle-même, cette réserve de pensée inappropriable, incompréhensible, intraduisible, ce subjectum, qui appelle à cette expérience, à même l'oeuvre.
Quand l'oeuvre est faite, achevée, affectée d'un titre et d'une date, elle ne peut plus être décomposée. Rien ne l'affecte du dehors, rien ne peut la diviser sauf elle-même. Par les cartouches et les parerga qui la gardent, elle se reconnaît, se garde et se regarde. Pour y accéder, il faut que je me défasse de mes comportements habituels, que j'en fasse le deuil. Ce qui se met en place est une autre temporalité, une scène d'auto-affection singulière, primitive, un retrait qui réitère celui du trait originel, l'archi-trait, contractant avec lui-même.
- L'oeuvre à venir.
Et d'ailleurs que fait Derrida? A quoi passe-t-il son temps et quel est la destination de son corpus à lui? Ce qui recouvre ses secrets, comme un talith, sur les marges de son corps, ses blessures, ses croyances, en bordure de l'art et aussi de la philosophie, on peut l'appeler l'oeuvre à venir. Le mourant qu'il a été ne vit plus, mais il nous a fait don, à l'avance, d'une oeuvre où tremble ce qu'il nommait plus que la vie - qui ne survit que grâce à nous.
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