1. Le don, figure de l'impossible.
D'un côté, le don s'inscrit dans une économie, il prend place dans la circulation des biens, des signes ou des marchandises. Mais d'un autre côté, il n'y a don qu'à condition de rompre cette économie, de perturber le cercle qui fait revenir ces biens à leur point de départ. De cette tension entre l'économique et l'anéconomique, Jacques Derrida déduit que le don est impossible, il est la figure même de l'impossible. Partout où domine le cours circulaire du temps, partout où les choses reviennent à leur point de départ, les conditions de possibilité du don ne sont pas remplies. Il ne peut y avoir don - s'il y en a - qu'à l'instant où une effraction a lieu dans le cercle - mais alors le don n'est pas reconnu comme tel, il est annulé, annihilé, détruit.
On ne peut détacher cette structure paradoxale du don de celle de l'oubli. Pour qu'il y ait don (c'est-à-dire que le don soit autre chose qu'un échange), il faudrait que soit oublié l'acte intentionnel du don, qu'il ne soit plus perçu comme tel, qu'il n'apparaisse plus, qu'il ne laisse absolument plus rien derrière lui, ni lien, ni dette, ni reconnaissance d'aucune sorte. Il doit se retirer, se cacher, se donner la mort; il faut qu'il soit secret, le secret même. Un tel oubli radical, absolu, ne peut pas être expérimenté. Il suffit que le don soit reconnu, identifié, gardé, arrêté par un sujet, pour qu'il soit transformé en échange symbolique et détruit.
2. Folie du don.
S'il y avait du don, il devrait être fait sans calcul, sans économie, sans échange, comme celui d'Abraham sacrifiant son fils. Il ne procèderait ni d'un souci de générosité, ni d'une fraternité, mais de l'expérience de la liberté. Il resterait pour toujours inlocalisable et secret, n'induirait aucune réciprocité, et même aucun souvenir. Un tel don ne pourrait raisonnablement avoir lieu : ce serait une folie. Mais cette folie ne cesse de nous menacer. On la rencontre, par exemple, dans l'amitié ou dans tout ce qui arrive comme oeuvre. Elle nous effraie autant que la mort, cette fatalité par laquelle un don est destiné à ne pas revenir à l'instance donatrice. Il y aurait dans ce don une force disséminatrice ambiguë, qu'on ne peut jamais réduire à une seule logique, qui n'est jamais limitée par aucune ligne, aucun bord, comme le montre l'usage idiomatique du mot "don".
Une singularité, une unicité absolue, nous a déjà été donnée. Comme la naissance ou la mort, elle reste irremplaçable. On ne peut ni la rendre, ni l'échanger.
3. Le don d'avant le commencement.
On ne peut, dans la pensée derridienne, séparer la problématique du don de celle de l'écriture, de la trace ou du texte : chaque fois, un trait, une lettre, une langue, un corpus [ou une oeuvre] nous arrivent, sans que rien d'identifiable (ni sujet, ni intention) ne reste de son origine ou de son point de départ. Les schèmes anthropomorphiques usuels conduisent à supposer un point de départ, une source donatrice. Mais laquelle? Elle est déjà disparue, oubliée, à moins qu'elle n'ait jamais été présente - comme khôra selon Platon. En tous cas l'hypothèse du don continue à produire des effets. Avant le commencement, avant la parole, avant la loi, il y a eu ce premier don, ce premier partage qui semblait ne rien donner, qui ne disait qu'un "Viens" sans surplomb, en-deça et au-delà du langage, mais sans lequel il n'y aurait ni confiance, ni croyance, ni promesse possibles.
4. Institutionnalisations.
Quand le don est institutionnalisé, programmé, ritualisé, il devient sacrifice. C'est le cas dans la tradition chrétienne, où l'amour, la bonté, le péché, la culpabilité, le repentir, et même le don de la mort s'inscrivent dans la perspective du salut. Pour démontrer sa foi, chaque chrétien doit faire prévaloir l'oubli de soi, dans une logique d'échange ou d'économie (récompense ou châtiment). Quand il faut répondre de l'autre, le caractère de dépense gratuite ou de dissipation du con s'efface devant le regard de Dieu, qui exige ce don sacrificiel. Dans les sociétés modernes, cette tradition se poursuit dans un concept de responsabilité, mais aussi d'art, d'esprit, de liberté, de société et même de nature. Chaque fois la même logique du don est prise dans une productivité.
Une autre institution concerne le Derrida autour, écrivain, philosophe : le don de l'œuvre écrite, sa publication. Publier, c'est faire don de son nom, le sacrifier, donner l'occasion au lecteur de le recevoir, d'entrer dans une logique de devoir et de dette où le nom se retire.
5. Situations ambigües.
Dans son texte sur le régime du don (potlatch), Marcel Mauss indique que sa particularité par rapport à l'échange est qu'il est excessif, démesuré. Il intègre une force qui conduit d'un côté à rendre (restituer), d'autre part à différer la restitution dans le temps. Cette force, ce mouvement de différance, est produite par cette chose elle-même qu'est le don (donné/donnant). C'est elle qui, dans son auto-affection, déclenche à la fois le plaisir et la surprise.
La question de la justice ne se sépare pas de celle du don. Rendre la justice, c'est rendre ce qui appartient déjà à l'autre, c'est donner ce qu'on n'a pas. Comme l'hospitalité inconditionnelle, une justice inconditionnelle ne devrait pas compter ni calculer; mais en pratique, elle doit déterminer ce qu'elle donne. Au-delà de toute application du droit, elle se donne dans une dissymétrie incalculable, hétérogène, double et paradoxale.
On retrouve cette dissymétrie dans des pratiques rituelles comme la circoncision : une entrée dans la communauté qui est en même temps, indissociablement, désappropriation.
On pourrait concevoir un don sans échange, sans reconnaissance ni retour symbolique (comme un rêve), mais pas sans désajointements, délais, intervalles.
6. Ethicité : sur le don incalculable.
Il faut donner. Cette loi nous engage dans un cercle, elle le fait tourner. C'est un devoir, une obligation, une nécessité qui tient à notre rapport à la langue en tant que don-contre-don, donner/prendre. Mais la même loi, qui fait tourner le cercle de l'échange, déborde ce cercle.
Toute oeuvre, tout texte raconte une histoire de dissémination absolue. Elle est donnée à tout autre qui la recevra. Mais il est des dons où ce qui se donne ne peut se donner que dans le temps de l'autre, le laissant parler son propre temps. C'est le cas de la poésie ou de certaines œuvres, qu'on peut dire "géniales". Par un acte performatif unique, irrépétible, elles opèrent un don inépuisable, inappropriable, qui se dissémine sans retour, sans autre salaire qu'une surabondance infinie.
Cette affirmation donatrice illimitée, incalculable, d'un devoir qui n'a pas à s'acquitter d'une dette, ouvre à des décisions sans règle préétablie ni intention subjective. C'est l'éthique même (l'éthicité de l'éthique), où le don n'est ni une réponse, ni l'attente d'une réponse.
7. Donner le don.
L'essence du don, c'est de donner ce qui n'appartient ni à celui qui donne, ni à celui qui reçoit. Dans la voie de Heidegger, l'être s'annonce à partir d'un don (Es gibt Sein), d'un "ça donne" qui n'est pas une proposition, un énoncé sujet-prédicat, mais "ce don qui donne sans rien donner et sans que personne ne donne rien" écrit Derrida. Il en va ainsi de l'être et du temps, que nul ne donne mais qui sont donnés. Quand les penseurs de la théologie négative donnent un nom à Dieu, ils ne lui donnent rien, ils l'abandonnent, ils le laissent et dans le même temps ils l'enchaînent, le lient par une alliance. Le Dieu ainsi nommé n'a pas à en répondre.
On peut comparer à cela le don que la femme fait d'elle-même. Quand elle "se donne", ce coup de don est ambigu : elle se donne pour une femme (séduction, simulation, ruse), et s'inscrit dans l'échange. Mais c'est aussi un don qui suspend toute possession, qui ne se laisse pas penser à partir du sens ou de la vérité de l'être. On ne peut pas appréhender ce don sans dette, ce coup pour rien.
Par son œuvre, Jacques Derrida aura désiré donner le don, donner le donner même du donner. Il aura voulu s'obliger, à la suite de Levinas, à une responsabilité sans limite, à la dislocation de tout ce qui est restitution, échange, économie, endettement, circularité.
Mais la dissémination, même surabondante, reste contigue au champ de l'être. Se donner au-delà de l'être, dans l'oubli de l'être et même dans l'oubli de l'oubli, dans l'effacement sans reste, cela aura peut-être été la promesse de Maurice Blanchot. Il aurait désiré ce don mais en signant ses textes, dans la blancheur de son nom, il aurait de nouveau affirmé son être, tout en accomplissant un pas vers l'autre qu'il partage avec ses amis Levinas et Derrida : le don du don.
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