Quelque chose vient infecter la parole vive. Cette chose à la fois interne et externe, Jacques Derrida l'appelle écriture. Ce qui se présente comme champ clos, constitué d'oppositions différentielles hiérarchisées, est depuis toujours altéré, du dehors et du dedans, par la différance, la dissémination. C'est ce mouvement, ce supplément, cette altérité absolue qui travaille le langage, que Derrida appelle le tout autre. Ce syntagme peut être entendu comme théologique, divin, transcendantal ou métaphysique. Il arrive à Derrida lui-même de se servir de ces mots, mais chez lui le transcendantal n'est que quasi- transcendantal, la métaphysique se clôt, Dieu n'est qu'un nom et la théologie, même d'apparence négative, se retire.
1. Le retrait sans retrait du tout autre.
Tout autre est tout autre est une formule dont il faut se méfier, comme de toutes les formules, car elle pourrait se muer en clef métaphysique, en théologie ou en athéologie. Et pourtant, cette formule, il la déclare, il l'affirme. D'une part, dans l'autre, il y a toujours du tout autre, de l'absolument autre; et d'autre part, le tout autre, ce n'est rien d'autre que l'autre. Faudra-t-il abandonner la distinction entre l'autre et le tout autre? Faudra-t-il supposer que l'autre en tant qu'autre, toujours différent de moi, toujours absolu, unique, singulier, est aussi absolument et infiniment autre que le tout autre? Sans doute. Chaque fois que je réponds à la demande d'un autre, de singularité à singularité, je sacrifie tous les autres. Je sacrifie ma responsabilité à l'égard de tout autre, de chaque autre unique, infiniment autre. Ceci étant dit, il reste à expliquer que Derrida rapproche tout autre est tout autre d'une autre formule, le secret de tous les secrets. Ce tout autre qui reste indéterminé et même innommé, à cheval entre l'adjectif pronomonial indéfini et l'adverbe de quantité, n'est que l'un des éléments d'une antinomie, d'une aporie. Si n'importe qui est tout autre, alors une règle d'exception s'applique universellement. Le tout autre invisible est généralisé. Le secret de tous les secrets, c'est que si l'autre est tout autre, le secret de ces secrets n'est là pour personne. Il est impartageable, aussi inaccessible que cette formule de la langue française intraduisible dans les autres langues. Les conventions sont fragilisées, la responsabilité n'a plus de fondement. On ne peut plus distinguer entre responsabilité et irresponsabilité, entre éthique, politique, droit et religion.
2. Inaccessible, le tout autre nous hante.
Toute croyance, crédibilité, acte de foi, prière, et même toute expérience de pensée, présuppose le tout autre. Mais c'est quoi le tout autre? Qui est-ce? Ce n'est pas l'altérité courante, c'est une altérité d'un autre ordre, au-delà de la vie comme de la mort. Il reste absent, silencieux, séparé, secret. On peut le vivre comme absence de chemin, paralysie, passage impossible, aporie, ou bien comme saut, disjonction, ou encore comme non-dit, énergie inassimilable, refoulement, dégoût, etc... On peut parler de trauma, de scène primitive, d'origine, mais quoi qu'il en soit, sa source est inaccessible. Aucune représentation ne peut se substituer à lui. Si l'on pouvait entrer en rapport avec lui, ce serait au lieu énigmatique de l'impossibilité de la présence : un lieu sans lieu (X sans X), celui du mouvement de la différance. Freud l'a pressenti sous le nom d'inconscient, puis de pulsion de mort - inscrit comme ininscriptible à même le principe de plaisir, inaudible, silencieux, mais pouvant toujours revenir autrement, ailleurs, faisant irruption comme extériorité, hétérogénéité ou supplément.
Sa marque, laissée dans la langue, entretient la promesse d'un ailleurs, d'une autre langue indécidable, sans itinéraire ni point d'arrivée. Aucune carte, aucune charte, aucun système d'orientation ne limite l'exposition à sa venue. Il est inanticipable, incalculable, imprévisible. Nous sommes à son égard dans une dissymétrie infinie.
On ne le voit pas. Comme l'archi-écriture, il est devenir-absent, devenir-inconscient; comme khôra, il est innommable, indicible, invisible. N'entrant dans aucun couple d'oppositions, puisqu'il n'est même pas leur autre, il n'est rien. Nous l'oublions.
3. On le rencontre.
Ce n'est pas l'homme qui détient le pouvoir souverain de nommer, signer, commander, c'est ce tout autre injustifiable, étrange, déroutant, inquiétant, qui m'excède, me surprend. Avec sa violence la plus indécidable, il donne à l'homme son nom. Il fait la loi, prescrit la réponse, la liberté et la responsabilité. Dès que j'entre en rapport avec cet autre absolu, unique, c'est ma singularité qui entre en rapport avec la sienne sur le mode de l'obligation inconditionnelle, du devoir. La justice puise sa source dans cette singularité. Dire qu'elle s'exerce à l'égard de tout autre, n'importe quel autre, c'est dire aussi que ce rapport au tout autre peut déborder, excéder ou même trahir la morale commune.
A chacun, dans sa singularité, le tout autre adresse une demande. Quand, par souci de justice, j'engage ma responsabilité à l'égard d'un autre (semblable, non semblable, dissemblable, différent, étranger ou même monstrueux), c'est lui, le tout autre, que je laisse venir. S'il vient, il ne rompt pas ma solitude. C'est un ami bien étrange dont il faut porter la voix, avec lequel ne s'instaurent ni communauté, ni lien, ni reconnaissance, ni réciprocité, ni égalité, ni proximité, ni ressemblance, ni parenté. Lui seul peut témoigner de la fiabilité de mes expériences, mais le risque qu'il me trompe, qu'il parjure ou qu'il trahisse, je ne peux ni l'exclure ni le conjurer.
L'altérité du tout autre s'annonce dans la chose, dans la trace, ou encore dans le visage. En tant qu'il peut toujours représenter autre chose, un autre contenu, tout signe en est porteur.
A chaque apparition d'un spectre, c'est le tout autre qui fait retour, dans une autre mise en scène.
4. Il nous salue, on s'adresse à lui, on le salue.
Oeuvrer à la déconstruction, c'est laisser se mettre en mouvement la différance de l'autre. Jacques Derrida propose le néologisme : "Invenir" pour décrire ce processus (Psyché, Inventions de l'autre, tome 1 p53). Les mots inventer et venir se rattachent au même réseau lexical (la venue, l'événement, l'avènement, l'avenir, l'aventure, la convention, etc). Inventer, c'est fabriquer méthodiquement du nouveau, de manière calculable et organisée, mais Invenir désigne un "laisser venir" d'un autre type. On peut se préparer à la venue du tout autre, en rêver, lui ouvrir un passage, faire un pas vers lui, mais on ne peut pas l'anticiper. Se préparer n'est pas une attitude passive : c'est travailler à déclôturer, destabiliser les structures. On peut accueillir l'altérité en lui disant "Viens" ou en répondant à son "Viens" à elle, mais on ne peut pas tracer un horizon d'attente où la rencontre se produirait. Aucun calcul ne permet de la prévoir ni de la gérer.
5. Il nous oblige, nous contamine.
Ce qui vient alors est une autre présence, une présence de l'autre qui coupe le souffle, au-delà de toute souveraineté. Paul Celan aurait voulu approcher une telle expérience par la poésie. Mais si chaque poème, dans la singularité de sa date et de sa signature, parle au nom d'un étranger, d'un Autre, ce qu'il ouvre n'est pas une présence, c'est une incertitude infinie, une aporie qui, peut-être, s'objective dans le beau.
Emmanuel Lévinas a avancé un néologisme, illéité, pour nommer un tout autre qui restait pour lui marqué de masculinité. Mais son oeuvre et ce qu'il dit de l'oeuvre disent autre chose : ce serait plutôt, en secret, un surcroît d'altérité non dite, une "elléité", qui nous contamineraient. Ce Dire féminin, celui du tout autre, Jacques Derrida le contresigne.
6.
On peut appeler messianicité cette ouverture. Contrairement aux religions, qui lui résistent autant qu'elles le peuvent, la messianicité n'a ni horizon, ni contenu. On peut la cerner par quelques concepts dont l'hospitalité inconditionnelle, qui ne dessinent aucun futur déterminé.
|