1. Une structure universelle?
Tout existant (un sujet désirant, une conscience, un vivant...) est porté par un double mouvement : d'un côté, pour survivre, il tente de s'approprier l'extérieur; de l'autre, pour exister, il lui faut la persistance de cette extériorité. Il y a toujours simultanément un "il faut" et un "j'échoue" (faillir). D'un côté, il entend son être comme son propre; de l'autre, ce propre est effacé dès l'origine (exappropriation).
2. L'humain?
Pour chaque être singulier, cette structure paradoxale se déploie. L'humain ne se différencie de tel animal ou végétal que par la singularité d'un rapport à soi qui s'inscrit, lui aussi, dans l'exappropriation (ou la supplémentarité, qui annonce la dislocation du propre). D'un côté, il nourrit sa passion du propre, de l'indemne (l'être dans sa propriété) par le travail, la langue, le perfectionnement ou la religion. Il multiplie les oeuvres ou les objets (economimesis) dans l'espoir de se trouver une identité stable. Mais les remèdes qu'il trouve ne sont que des pharmaka. L'exappropriation reste la condition du sens, du désir, de l'amour, du deuil, etc.... Partout, dans la famille, l'identité, l'ethos, le lieu, l'idiome, etc.. elle est à l'oeuvre. C'est un mouvement quasi-machinique qui attache et arrache, une injonction. Echouant toujours, l'homme implore, il déplore, il pleure.
On vit l'exappropriation comme une menace. Pour s'en protéger, on se réfugie chez soi avec ses proches, dans des pratiques magiques. On cherche à s'immuniser, à conjurer la peur d'une infection, on développe des rites, des institutions qui la reproduisent. Et la structure se répète.
La bêtise humaine, c'est de croire au propre du propre, au propre se posant, se posant lui-même, avec son bavardage infini et sa culture.
3. Impossibilité du propre.
Tout événement, toute écriture, toute technologie s'expose à l'exappropriation. Pour transmettre, pour produire, pour dessiner, il faut accepter de perdre jusqu'à la trace de son geste. Même quand on signe, en affirmant fièrement son nom, on en fait déjà son deuil. On met sa signature en abyme pour qu'elle disparaisse. Mëme quand on parle, la voix apparaît à la fois comme le plus identifiable et le plus étranger - et même le plaisir, la jouissance sont conditionnés par une revenance que jamais on n'est sûr de reconnaître, de se réapproprier.
Toute la pensée de Heidegger depuis Sein und Zeit est organisée autour de la valorisation du propre. Cette nécessité, cette préférence indéracinable, expliquent son incapacité de saisir ce qu'il en est de la femme, et son refus de poser la question de la différence sexuelle. Car la femme est ce qui, dans un écart abyssal, engloutit toute identité, toute propriété.
Artaud prenait l'exappropriation pour une trahison ou une imposture. Il la dénonçait, la déféquait. Plutôt que de la subir, il aurait préféré n'être pas né.
4. Prendre acte.
Pour définir son rapport au langage, Jacques Derrida avance une formule : Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne. C'est une formule contradictoire, incohérente, un double bind. La langue, on ne peut pas la posséder, même si c'est la seule qu'on parle.
En développant ses quasi-concepts (la différance ou la trace, l'archi-écriture), en mettant en avant un lieu où la loi du propre n'a aucun sens (Khôra), Jacques Derrida a pris toutes les précautions imaginables pour que sa pensée reste irréductible à toute réappropriation - théorique, philosophique, ontologique ou théologique. C'était (de son point de vue) une façon de prendre acte de sa circoncision sur le mode paradoxal qu'il a qualifié d'autofellocirconcision. En se disant Juif, il a reconnu comme sienne une loi dont il se tenait infiniment éloigné, séparé.
Sauf un schibboleth qui reste secret, même (et surtout) pour lui, le Juif n'a rien en propre. Il doit s'arracher à sa communauté pour rester juif.
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