1. Une langue, et plus d'une langue.
Le langage renvoie à une structure, tandis que les langues parlées sont doubles.
a. Chacun a une langue qu'il parle, la sienne, son idiome. Son monolinguisme, c'est qu'il ne parle jamais que cette langue là, qui est sa loi (même s'il est bilingue ou trilingue). Mais cette langue unique, singulière, n'aurait pas pu se mettre en place sans la contrainte d'un autre monolinguisme : celui du pouvoir souverain qui force à partager une langue. Il faut un pouvoir de nommer, d'imposer une loi (pouvoir étatique ou non, national ou non) pour que chacun puisse se l'approprier. Comme toute loi, elle vient d'ailleurs.
b. L'autre loi, antinomique de la première : c'est qu'un locuteur ne peut pas ne parler qu'une seule langue. Une force s'exerce en lui (une archi-écriture), qui lui fait parler plus d'une langue. C'est la définition même de la déconstruction. Aucune langue n'étant totalisable, il y en a toujours plus qui ne t'appartient pas; on ne peut se référer à un idiome que dans un autre idiome. Ta langue est toujours celle de l'autre.
C'est pourquoi Jacques Derrida dit de lui-même (mais cela vaut pour quiconque) : Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne. Ce qui a fait office de langue maternelle [le français] m'a toujours renvoyé ailleurs. Ma propre langue est inappropriable - nul ne pouvant posséder sa langue, nous sommes tous exposés à ses équivoques indécidables, ses folies. Dans ma langue idiomatique sont inscrits, marqués mes traumas singuliers, mes blessures; mais la langue suit sa propre loi, elle redouble ces offenses (re-marque). Il faut partir de ce repli de la langue sur elle-même, de ces exapropriations, pour s'ouvrir à une politique, un droit ou une éthique.
2. Du don de la langue à l'autre langue.
Avant tout contrat, avant toute relation, il faut avoir acquiescé à la langue, il faut l'avoir partagée dans une communauté minimale, une archi-amitié, une aimance.
Alors que le système du langage (le sens, la raison) fait prévaloir la présence, le don des langues est ambivalent. D'une part un phénomène de don/contre-don y opère (nous les recevons, nous les prenons, nous les rendons), mais d'autre part elles ne reviennent pas à leur point de départ, elles se disséminent, elles gardent la différance. Elles sont accessibles à toutes les greffes et transformations.
A travers elles, l'être parle. Parler, c'est faire un détour par ce qui est inscrit dans la langue, et aussi ce qui n'y est pas inscrit : la différance. Parler, c'est faire effraction dans la clôture sur soi de la langue, c'est accueillir un hôte incompréhensible qui oblige, tôt ou tard, à parler autrement. Parler, écrire, traduire, c'est remplacer l'irremplaçable, c'est faire venir une autre langue, inouïe, en appeler à une langue toute autre, une langue sacrée faite uniquement de noms singuliers. On peut comparer la langue de la déconstruction (une langue toujours unique, intraduisible) à une telle langue impossible, illisible. Jacques Derrida s'est cru obligé de la suivre jusqu'au point, dit-il, où les décisions ne seraient plus possibles. Il lui fallait répondre à cet appel, c'était son désir, au risque de se précipiter ou de précipiter cette langue, cet idiome, dans un abîme ou dans la folie. C'est le prix d'une voix tremblante, cachée, ininscriptible.
3. Histoire.
La langue est historique. Elle tient à une date, un lieu, un contexte politique. Croire en une langue originelle fondatrice d'une généalogie, d'une communauté, d'une nation (notre langue), c'est ouvrir le champ des passions religieuses ou nationalistes qui associent à un idiome singulier un lien social, familial, ethnique. L'élément de la langue y est irréductible et intraduisible, comme chez Heidegger, qui prétend que la philosophie ne peut penser que dans la langue du haut et vieil allemand. Cette justification spirituelle qui affirme garantir le salut d'un peuple peut rendre les citoyens fous dans une langue folle, délirante, ce qui est arrivé avec le nazisme.
La "vraie" philosophie (au sens de Descartes) impliquerait une langue universelle construite selon l'ordre universel des pensées ou des raisons. Mais une telle métalangue, qui effacerait la différence sexuelle et même toute possibilité de différance, porterait la loi d'un père monstrueux.
4. Babel.
Dans le récit biblique de la tour de Babel, on peut lire les paradoxes et apories du rapport à la langue. Babel est à la fois un nom propre - celui de l'unicité - et le nom commun de la confusion. Jacques Derrida en appelle à une pratique post-babélienne qui préserve la différence des langues. Plutôt que de traduire (deux fois une langue), ce qui ne peut qu'échouer, il invite à ne pas effacer l'étranger en soi. Sa formule est : au moins deux langues (il faut, au moins, une langue supplémentaire). Cette expérience d'expropriation, d'impossibilité de revenir à soi et à son identité, il la compare à une circoncision, cette pratique qui nous fait naître à la langue par une perte irrécupérable.
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