En tant qu'expérience humaine, anthropologique, la sensibilité à l'oeuvre d'art, qui ne se confond pas nécessairement avec le sentiment du beau, a toujours existé. En tant que branche de la philosophie, elle n'est née qu'au 18ème siècle et a culminé avec Kant. En tant que domaine auquel chacun peut accéder, même s'il ne possède aucun savoir préalable, l'esthétique commence quand l'ère de la représentation (l'âge classique) prend fin - vers la fin du 19ème siècle. Une expérience nouvelle se met en place, qui nous est encore énigmatique.
Avec ou sans Kant, l'esthétique est affaire de goût. Mon goût est subjectif car aucune théorie, aucun critère externe ne peut me dire ce qui est beau. Est de l'art ce qui me plait, en fonction de ma sensibilité. Nous sommes tous égaux devant cela. Tout être doué de liberté et de sensibilité peut se positionner comme esthète. Ce tournant dans l'esthétique est aussi un tournant éthique.
Quand l'esthétique est normative, elle transforme l'oeuvre en une totalité figée. Elle appelle un discours savant qui l'isole, l'idolâtre, la banalise, la ravale à un schéma conceptuel (par exemple abstrait/figuratif, forme/matière). Privilégiant le respect de normes d'analyse et/ou de règles, l'objet ne vise que sa propre conservation. Les forces de l'art sont emprisonnées, la forme est séparée du désir. L'oeuvre se dissout dans le lien social et est instrumentalisée : par exemple pour la politique ou pour la guerre (elles-mêmes esthétisées).
Mais l'abandon des critères objectifs n'est pas non plus sans risque. Dissocié de l'objet, l'esthétisme est transféré ailleurs : dans l'artiste, dans le lien social, dans la création, dans la réalité, dans la vérité, dans la transgression, voire dans la simple désignation. Loin de sauver l'oeuvre, ces croyances accélèrent sa destruction.
Le 20ème siècle a tenté de sauver la dimension esthétique de l'oeuvre par des moyens paradoxaux : sacraliser le dégoût, l'horreur, l'abjection, la destruction des limites, ou à l'inverse introduire la morale dans l'art (le "droitdel'hommisme"), par politisation ou esthétisation du caritatif. Ces tentatives n'ont abouti qu'à la noyer un peu plus.
On n'a pas beaucoup progressé depuis la fin du modernisme. L'esthétique est toujours mourante, mais jamais morte. Des pratiques ou des objets continuent à s'extraire des formes ordinaires de l'expérience et à s'exposer au jugement d'autrui.
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