Depuis la fin de la mimesis, aucune norme issue de la nature humaine, de l'érudition et de la société ne vient régler le rapport entre l'activité productrice et la réception de l'oeuvre d'art. Aucun critère ne permet de distinguer l'oeuvre d'un autre objet. L'expérience sensible s'écarte des autres champs de la vie collective. Elle forme un tissu irréductible à la vie courante, où les dissentiments et dissensus s'expriment sur un mode sensible. La hiérarchie des sujets et des publics se brouille. L'ordre qui associait une certaine sensibilité à la place de chacun dans la société se dénoue. L'expérience sensible peut rencontrer le propre de l'art en n'importe quoi (objets ou images), ou se réaliser dans n'importe quelle rencontre des hétérogènes (collage). En n'importe quel point, elle peut glorifier le quelconque, déchirer l'ordinaire de l'expérience et la recomposer. C'est un scandale.
Le miméticien décrit par Platon portait un jugement sur le sérieux du travail du sculpteur ou du peintre. Il définissait la forme légitime en fonction de la direction éthique de la communauté, c'est-à-dire de la domination par une certaine classe. Certains étaient exclus de l'art comme ils étaient exclus de la politique. Dans le nouveau partage du sensible et des expériences, le jeu esthétique se libère, une égalité du sentir est promue. C'est une révolution formelle. La suprématie est suspendue. L'art devient une forme d'expérience autonome, indépendante de la radicalité politique. Il est le germe d'une nouvelle humanité, d'une nouvelle forme individuelle et collective de vie, et aussi le lieu d'une nouvelle démarche critique, non soumise aux théories de l'aliénation. Comme régime d'identification de l'art, l'esthétique est porteuse d'une métapolitique.
Quand la représentation est mise en suspens, l'image nous laisse dans l'incertitude. Porteuse de tensions, elle peut être dite pensive.
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Le régime esthétique de Rancière rejoint le n'importe quoi de Thierry de Duve en un point précis : l'axiome de l'égalité. Tous les individus sont égaux, et tous les objets aussi. Il n'y a plus de hiérarchie. Au nom de quoi érigerait-on des règles de supériorité ou d'infériorité? S'il n'y a plus de critères, si l'intelligent est égal à l'imbécile et le beau est égal au laid, alors l'art est égal au non-art et même à l'anti-art. Le seul jugement possible est celui de la sensibilité.
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