1. "Qu'est-ce que le cinéma?"
Comme toutes les questions qui commencent par "Qu'est-ce...", c'est une question vaine. On peut en citer quelques autres du même genre. "Le cinéma est-il un art?", "Qu'est-ce que l'art?", "Qu'est-ce que la photographie?", "Qu'est-ce que la peinture?", Qu'est-ce que l'Internet?, Qu'est-ce que l'art contemporain?, etc.... Le type de réponse induit par ces questions tend à évacuer le mouvement propre du cinéma (ou de la photographie, ou de la peinture), celui par lequel il se transforme en nous transformant nous aussi. Sans doute faut-il en passer par là pour se défaire de quelques préjugés, mais il faut aussi en sortir.
2.
Le cinéma n'est pas isolé. Il appartient à un vaste ensemble qu'on peut qualifier d'audiovisuel, de télé-technique ou de médiatique. Ce conglomérat aux frontières floues est conditionné par l'existence d'appareils de plus en plus banals, des capteurs, des enregistreurs d'images ou de sons, des simulateurs, des écrans. Sa singularité, connue et décrite depuis longtemps, c'est qu'il n'est pas seulement une industrie, mais aussi un art populaire. Il n'est pas seulement un spectacle, mais aussi un engagement de tous. Sans cette singularité, il ne serait pas global ni omniprésent comme il l'est. Il serait incapable de structurer les discours, collecter et (re)distribuer les désirs, soutenir les fantasmes, etc...
Cet art totalement artificiel nous rend un service inestimable : il nous renvoie notre propre réel. Grâce à lui (et seulement lui), nous voyons notre monde et nous nous reflétons en lui. Il fabrique une impression de réalité sans égale qui nous fournit d'innombrables repères, conscients et inconscients. Nous organisons notre monde grâce aux figures filmiques et fantasmatiques, parfois stéréotypées, parfois éphémères, mais toujours aisément reconnaissables, qu'il nous procure en abondance. Sa place de plus en plus centrale lui permet de se substituer à quelques mécanismes défaillants. Par exemple, à l'adolescence, il contribue à l'initiation des jeunes; et plus tard il fournit les spectres qui hantent les adultes. Personne n'est à l'abri de ses impératifs. S'il existe une dernière voix audible en ce monde, une dernière autorité, c'est la sienne.
3.
S'il est le plus vocal des arts, ce n'est pas parce qu'il parle, c'est plutôt par le hors-champ qu'il délimite (et qu'il est le seul à délimiter). Quand nous ne voyons plus la source des voix, quand le cinéma déploie sa puissance acousmatique assise sur le montage et les facilités de la vidéo, il possède un pouvoir redoutable.
4.
Le cinéma est inépuisable. On peut lui en demander toujours plus. Chaque fois qu'un film dit autre chose que ce qu'il montre, chaque fois qu'il connaît une nouvelle mutation (de l'hypercinéma à l'acinéma), il élargit notre monde. Que champ, quelle activité, quel domaine pourrait en faire autant?
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