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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, le cinéma | Derrida, le cinéma | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | |||||||||||||||
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 4 août 2006 | Et il faut faire avec les spectres | [Derrida, le cinéma] |
Et il faut faire avec les spectres | Autres renvois : | |||||||||||||
Le cinéma, art populaire |
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Derrida, la photo |
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Orlolivre : comment ne pas se projeter? | Orlolivre : comment ne pas se projeter? | ||||||||||||||||
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1. Un rapport au cinéma ambivalent. 1a. Interventions sur le cinéma. Jacques Derrida a consacré peu de textes au cinéma. On peut citer : - quelques commentaires dans un texte consacré à un roman-photo de Marie-Françoise Plissart, Lecture de "Droit de Regards", paru en 1985. - le 28 avril 1990, une discussion avec Peter Brunette et David Wills consécutive à la publication de Screen/Play, Derrida and Film Theory par ces deux auteurs, parue en 1994 dans Deconstruction and Visual Arts (DVA, traduit en français dans ESAV). - quelques éléments dans Echographies de la télévision (1996), un texte consécutif à des entretiens filmés avec Bernard Stiegler. - un ouvrage à deux voix sur le film tourné par Safaa Fathy, D'ailleurs Derrida, sorti en 1999, publiés sous le titre Tourner les mots, au bord d'un film (2000). Dans ce recueil, le texte de Derrida a pour titre Lettres sur un aveugle, Punctum Caecum. - une interview recueillie par Antoine de Baeque et Thierry Jousse en juillet 1998 et novembre 2000, parue en avril 2001 dans les Cahiers du Cinéma sous le titre Le cinéma et ses fantômes. - d'autres commentaires sur ce film lors d'une conversation à l'INA le 25 juin 2002, publiée en 2013 dans Penser à ne pas voir sous le titre Trace et archive, image et art. - une interview parue en 2005 dans Screenplay and Essays on the film Derrida, dirigé par les auteurs du film Derrida - the Movie (film initié dès 1994 mais achevé seulement en 2002), Kirby Dick et Amy Ziering Kofman. Sans doute faut-il ajouter à cette courte liste sa participation à Ghost Dance (1984), les propos qu'il tient dans les films D'ailleurs Derrida (2000), et Derrida - The Movie (2002), et aussi quelques réponses dans des interviews. Et c'est à peu près tout. On notera qu'il s'agit exclusivement d'entretiens et de commentaires, comme si, en-dehors d'observations à caractère général, le cinéma ne pouvait (ou ne devait ?) pas être pour lui une source de pensée, comme si l'idée d'y consacrer un livre ou un texte signé de son nom était hors de propos. Jacques Derrida a écrit sur des dessins, des tableaux, des photographies, mais pas sur des films. Si on lui avait posé la question, il aurait sans doute répondu qu'il était incompétent sur ce thème. Mais ne l'est-il pas aussi pour l'art de dessiner ? Dès 1990, il avait associé le dessin à l'aveuglement dans Mémoires d'aveugle, L'autoportrait et autres ruines. Pourquoi un film serait-il moins digne d'une analyse aussi poussée que, par exemple, le Pocket Size Tlingit Coffin de Gérard Titus-Carmel ? La question reste ouverte.
1b. Cinéma, médias : une prolifération. À cette rareté des textes fait contraste le nombre non négligeable de captations de son image ou de ses paroles par films et/ou vidéos. Ces films appartiennent au genre du documentaire, dont il est le thème et l'acteur principal : - 1984 : Ghost Dance (un film de Ken McMullen, tourné en 1982 avec Pascale Ogier). Publié en DVD en 2006. - 1987 : Participation au documentaire de Jean-Christope Rosé, Caryl Chessman, L'écriture contre la mort (Caryl Chessman a été une figure emblématique de la lutte contre la peine de mort aux Etats-Unis). - 1990 : Un film de Didier Eribon réalisé par Philippe Collin, Réflexions faites. - 1991 : Un film réalisé par Jean-Paul Fargier à partir de l'exposition de Derrida au Louvre et de son livre-catalogue, Mémoires d'aveugle. - 1994 : Entretiens filmés avec Bernard Stiegler (ils ont fait l'objet d'une publication en 1996). - 2000 : D'ailleurs, Derrida (film de Safaa Fathy tourné en 1998-99, commenté par Derrida lui-même dans Tourner les mots (2000) et dans une conversation à l'INA le 25 juin 2002). - 2002 : De tout cœur, une vidéo adressée aux Israéliens et aux Palestiniens, suivie de la lecture du texte "Nous ?". La captation a été faite en mars 2002 par Safaa Fathy. - 2003 : Derrida, the Movie (un film de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman. Initié dès 1994, ce film n'a été achevé qu'en 2002. Le tournage a duré cinq ans). - 2013 : Love in the Post: From Plato to Derrida. Dans ce film de Johanna Callaghan, différents spécialistes sont interrogés autour de la question : A quoi pourrait ressembler un cinéma déconstructif ? Un cinéma de la déconstruction peut-il être autre chose qu'un cinéma posthume ? - 2014 : Le courage de la pensée, documentaire de Virginie Linhart. - 2014 : le film de Bogdan D. Smith (dite Dorothée Smith), Spectrographies, est un développement d'une séquence célèbre de Ghost Dance. À cela s'ajoutent un grand nombre d'extraits d'interviews, de rencontres, de cours, de conférences et de séminaires qui circulent sur les réseaux, la plupart du temps par fragments, sans date ni légende possible. Alors que, jusqu'en 1979, Jacques Derrida avait formellement interdit la circulation de son image, celle-ci n'a cessé de proliférer dans les années qui ont suivi, jusqu'à ce qu'il devienne une sorte d'icone. Le cinéma n'aura-t-il été, pour Derrida, qu'un loisir ? N'aura-t-il pas été aussi le lieu d'une sorte de résurrection de la voix, de sa voix, sur un autre plan ?
2. Croyance. Le cinéma est, selon Derrida, d'après l'un des nombreux extraits d'interviews qui circulent sur les réseaux, plus américain qu'autre chose. Que veut-il dire par là ? C'est un art qui favorise la sensualité, l'érotisme, la liberté, les identifications immédiates et éphémères, un art de la présence, où l'image et la voix dominent. Il n'y a jamais eu de cinéma silencieux. Dès son invention y compris à l'époque du cinéma muet, le cinéma était subordonnée au discours. On y voit continuellement parler, et même si la voix présente ne se stabilise pas, elle est toujours inscrite dans un mouvement continu, irréversible, orienté. C'est cette prévalence du discours qui fait du cinéma un grand art populaire. Chaque film propose une présentation ou quasi-présentation d'un monde "lui-même là", un monde apparemment présent à lui-même. Le cinéma fait partie de ces télétechnologies qui ont profondément modifié notre rapport à l'image et au discours. Depuis un siècle, il a contribué à mettre en oeuvre un type de croyance absolument nouveau et sans précédent. Cette croyance est incontestable, et pourtant rien ne l'assure. Comment peut-on croire sans croire ? D'où vient cette foi étrange, révélée, comparable à celle qu'on rencontre dans les lieux de culte, cette croyance quasi messianique en un autre dont nous savons qu'il n'est qu'une fabrication artificielle ? Tel est le point aveugle, le punctum dont on pourrait soutenir qu'il est l'essence du cinéma, la vertu peut-être terrifiante de ce type d'œuvre. Il pose une question qui aura été, dès les débuts de son travail, l'une des principales questions de la pensée derridienne.
3. Spectralité. Déjà Walter Benjamin avait rapproché le cinéma de la psychanalyse, en remarquant que, comme la photographie, il a émergé dans le champ des sciences à la fin du 19ème siècle. Par l'hypnose qu'elle provoque, la fascination, les identifications (ou transferts) qu'elle détermine, une séance de cinéma peut être comparée à une séance de psychanalyse. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de laisser parler les spectres. En disant Je suis un spectre, l'image produit des effets de reproduction, de virtualisation, qui sont des enjeux politiques. De part en part, en tant qu'art et aussi en tant qu'industrie, le cinéma appartient au monde des télé-techno-sciences. C'est une fantomachie qui entretient la mémoire de ce qui nous hante, sans être présent. Il nous permet de faire le deuil des moments tragiques, épiques ou heureux, de notre vie ou de celle des autres, tout en les magnifiant. Pour chacun dans sa solitude, le temps du film est celui des émotions qui s'impriment directement dans le corps et dans l'esprit. Sans exiger aucun travail ni aucun savoir, sans le risque d'aucune sanction, il procure un sentiment de liberté inégalable et revient, comme opinion publique, hanter la vie sociale et politique. Dans son œuvre, Derrida est le spectre de lui-même.
4. Sur-vivance. Comme la photographie, le cinéma est reproductible par essence. Le rapport religieux, rituel, que l'art entretient avec la notion d'original ou d'authenticité est bouleversé, voire détruit. Il en résulte une crise, qui a conduit les artistes à privilégier l'art pour l'art. Nous ne sommes pas dupes, nous savons que tout ce qui était vivant dans le film a disparu. Derrière l'archive, le visible, presque tout est exclu, jeté, sacrifié. Lœuvre s'est endeuillée elle-même. Le film n'est qu'un simulacre, mais c'est un simulacre qui nous raconte ce dont on ne revient pas, la mort, c'est le simulacre de la survivance absolue. Ce qui a eu lieu et qui restera sans trace, il peut, chaque fois, le produire à nouveau. Il peut, pour chaque spectateur, le faire survivre. Pour que, sans violence, la parole soit soumise à l'image, il faut produire de l'écart, donner à entendre l'inaudible. L'image ainsi produite est irréductible au référent. Ce qui fait oeuvre au cinéma, ce qu'un film fait, ne dépend pas d'un réel mais de la fiction telle qu'elle est racontée, de la découpe qui a été retenue. Cette découpe ou ce montage sont l'index d'un dehors, d'une extériorité. Il suffit de certains mots ou images intraduisibles, venus à l'improviste ou par le jeu de l'écriture, pour excéder le discours cinématographique, résister à la rhétorique filmique. Ce sont ces mots et ces images qui intéressent Derrida. Ils peuvent se comparer à cette autre façon d'écrire, déconstructive, qu'il pratique lui-même, cette pratique qui, au-delà de la vie, déborde la survie.
5. Le calculable et l'incalculable. a) D'un côté, l'écriture d'un film est calculée. Il faut qu'il soit monté en fonction d'un ordre, d'une perspective. C'est un artefact, un acte arbitraire qui le subordonne au discours. Entre le scénario, les dialogues, les prises de vue, le montage, la distribution, il est soumis à un code difficilement compatible avec la nudité, l'imprévisibilité d'une parole. Deux lois indissociables du logocentrisme s'y appliquent : - la loi filmique qui tend à soumettre l'image à l'autorité du discours, - la loi de l'image, qui oblige celle-ci à suivre des règles strictes de fonctionnement conventionnel, dans un contexte où l'espace a autorité sur le temps, l'iconique sur le verbal. Pour monter un documentaire, il faut choisir une perspective (une seule) et s'aveugler à tous les autres points de vue possibles. Il faut construire une fiction dont la vérité ne doit dépendre que d'un seul témoignage, celui du film. Pour soutenir la sensualité d'un film, sa dimension passionnelle, pour produire de l'émotion, de l'érotisme, il faut oublier le travail du texte. b) D'un autre côté, un film est un texte. S'il est une œuvre [au sens fort du terme], alors la parole peut surgir à l'improviste, des effets de coupure laisser place à l'événement. L'expérience cinématographique résiste à la loi filmique. Elle entretient, comme toutes les télé-technologies, une demande de déconstruction. Des corps inconnus, des mots invisibles, des spectres hantent le film. Ce qui "aura été fait" se sépare définitivement du réalisateur comme des acteurs. Un film achevé n'est plus réappropriable. Il est propice à l'hôte inattendu [comme dans l'acinéma de Jean-François Lyotard]. Il peut, comme le film de Saafa Fathy D'ailleurs Derrida, "mettre en œuvre" la question de l'espacement. Parmi la diversité des pratiques, certaines se rapprochent de la littérature.
6. La scène d'écriture derridienne. Depuis sa jeunesse, Jacques Derrida a été un grand consommateur de films. Il explique en 2001, dans une interview aux Cahiers du cinéma, que le cinéma a toujours été pour lui une passion, un moment d'émotion, de fascination hypnotique, le lieu où, dans le noir, il pouvait se laisser aller à l'identification et à l'érotisme (pp75-76). Il vivait le cinéma comme une émancipation, un premier échappatoire à l'égard de la famille, et probablement aussi de la communauté. Cette passion n'avait rien d'intellectuel. Il ne gardait en mémoire ni les titres des films, ni les noms des acteurs, ni les images, ni les récits. Cette attirance ne s'est pas épuisée avec l'adolescence. Elle a continué sur le même mode, non cinéphile, pendant ses années d'étudiant et quand il vivait ou voyageait en Amérique. La fréquentation des salles, dit-il, ne lui a jamais servi pour son travail philosophique. Mais c'est peut-être justement parce qu'elle ne lui a jamais servi, parce qu'elle est dépourvue de toute utilité, parce qu'elle n'est connectée à aucun savoir cinéphilique, qu'il faut la prendre au sérieux. Tout en exprimant son inquiétude, sa méfiance à l'égard du cinéma, Jacques Derrida fait un aveu : quand il écrit, il procède à la manière d'un montage, et il en tire le même genre de jouissance. Tout en jouant sur les greffes, les interruptions, les ellipses etc., il attache la plus grande importance aux mots, leur accent, leur intonation, leur mise en scène, c'est-à-dire à la présence de la voix. On peut dire, sans abuser, qu'il se sent cinéaste en écrivant. Il n'y a pas de hors-texte, a-t-il écrit, mais il peut y avoir du hors-livre - et justement, il n'a écrit aucun livre sur le cinéma. Pourtant le cinéma n'est pas sans texte, il y en a beaucoup, dans les scenarii, les dialogues, l'écriture filmique, etc. La difficulté, c'est qu'en plus du texte il y a autre chose : des traces visuelles, des contextes qu'aucune analyse ne peut saturer, de l'image, de l'inaccessible, du secret. Il y a quelques points communs avec une autre scène : la scène d'écriture derridienne. Hétérogène, montée par addition de fragments (des rushes), elle met l'accent sur les détails et laisse au spectateur-lecteur le soin d'en tirer une interprétation d'ensemble, d'en faire un récit. On y retrouve le même paradoxe : une chose à la fois dispersée et très bien organisée, une chose dont l'ordre ne se donne pas immédiatement, mais arrive par traduction avec un certain décalage. L'œuvre est écrite, c'est un texte, et en plus c'est toujours aussi une performance, un "speech act". Mettre en œuvre des performatifs, c'est sa philosophie, sa philosophie même. J'emploie ici l'expression en anglais "speech act" et non pas "acte de langage", car dans son ambiguité, il est bien question d'une parole, d'une prise de parole. On parle dans les films, et Jacques Derrida aura, toute sa vie, pris la parole. Il aura fallu qu'il archive scrupuleusement tous les détails de sa vie. Il aura fallu qu'il se mette en scène lui-même. Son œuvre est à étudier comme un vaste pitch dont il nous a légué les détails, et maintenant c'est à nous de leur donner la forme d'un film. On pourrait reprendre un procédé qu'il utilise parfois : se saisir d'une phrase fabriquée de toutes pièces pour soutenir une certaine hypothèse. Voici la phrase : Je réalise une œuvre où je joue le rôle de celui qui, réalisant une œuvre, déconstruit cette œuvre. J.D., signataire, n'est pas J.D., référent, c'est J.D., acteur de la scène d'écriture. Il suffit de le dire, de la déclarer, et "ça" déconstruit. Il est possible que le contenu principal, ce soit le dispositif lui-même, comme dans La nuit américaine (François Truffaut, 1973).
7. Une pensée du cinéma. Il faut croire au film de l'œuvre derridienne comme à tout film. C'est une question de croyance. Il est peut-être l'acteur du film, mais pas l'auteur. L'auteur, c'est nous. C'est à nous de reconstituer la forme et la continuité d'un film. Même s'il ne l'a pas fait, il nous revient, à partir de sa pensée, de penser une pensée du cinéma. Ce qui peut intéresser en premier lieu, dans un film, c'est la promesse dont il est porteur. Cette promesse étant énoncée en langage filmique, elle est intraduisible et incalculable. Entre le travail de l'écriture et l'expérience cinématographique, il y aurait une proximité singulière. Le cinéma, comme la déconstruction, serait hanté par une logique spectrale, qui serait aussi celle de la trace. En mettant en scène des ruines, il témoignerait, comme la déconstruction, de l'impossibilité de faire son deuil des spectres. Il en résulterait, chez Derrida, une pensée du cinéma qui ne prend pas la forme d'un savoir ou d'une mémoire, mais se manifeste comme émotion, jouissance sauvage, immédiateté quasi-hypnotique, aimance, passion du spectateur solitaire, qui peut se permettre, sans aucun souci de responsabilité ou de culpabilité, toutes les projections, toutes les identifications. Au cinéma, on se retire de la culture, de la communauté, du monde courant. On se détache de tout engagement social. Cette déliaison, cette interruption, se rapproche de l'expérience même de la pensée. Le spectateur se laisse hanter par l'image, par la trace. Il rejoint une modalité inouïe de la foi, sans dogme ni religion, a-théologique, "pour qui la croyance est tout d'abord l'élémentaire condition de possibilité de l'adresse et du rapport à l'autre comme autre - comme autre, c'est-à-dire dans son altérité absolue" (Fernanda Bernardo, Derrida et la question de l'art, Déconstructions de l'esthétique, p414). Certes cette expérience n'est pas courante, elle suppose une autre pensée du cinéma, une cinéphilie toute autre, une cinéphilie qui mette en scène "l'inouïe spectralité de l'image cinématographique", "comme une trace de trace", un "salut au sans-salut". Chaque fois, à chaque séance, à nouveau, "comme si c'était toujours chaque fois la première fois", cette adresse serait réitérée. Si l'on pouvait tenir cette position, ce serait l'essence de la croyance, inconditionnelle, qui se révélerait à chaque projection. N'est-ce pas cela que Jacques Derrida aura rencontré lorsqu'il se sera confronté à la singularité d'un film ? C'est une expérience qui, encore plus que celle de la littérature ou de la philosophie, est impossible à délimiter rigoureusement, philosophiquement, à transformer en texte. Dans le même temps, elle déconstruit et elle résiste à la déconstruction. S'il n'a, dans son œuvre si abondante, analysé presque aucun film, c'est peut-être à cause de cette ambivalence, qui se dérobe à toute maîtrise. |
-------------- Propositions -------------- -On a inventé avec le cinéma, il y a un siècle, une expérience sans précédent de la croyance : la spectralité, qu'aucun art ne peut plus ignorer -A partir du spectre, ni vivant ni mort, sur lequel repose de part en part l'expérience cinématographique, une pensée du cinéma est peut-être possible -L'essence du cinéma est la foi en l'autre -Le cinéma est une "fantomachie" : c'est avoir la mémoire de ce qui n'a jamais eu la forme de la présence, et nous hante -Au cinéma, l'image porte une croyance qui doit être incontestable, mais que rien n'assure; sans l'image, dans la musique, la croyance disparaît -Le cinéma, qui est le seul grand art populaire, imprime sur l'écran, dans l'esprit, le corps et le désir des spectateurs, l'immédiateté d'émotions et d'apparitions spectrales -Avec la télévision ou le cinéma, une image survit en disant "Je suis un spectre"; elle produit des effets de reproduction, de virtualisation, qui sont des enjeux politiques -La voix n'ajoute pas quelque chose au cinéma, elle "est" le cinéma, non pas reproduite mais chaque fois produite de nouveau -L'image n'a de valeur iconique - ou filmique - que là où elle se passe de ce qu'elle est censée représenter, de son référent -Dans un film structuré selon la nécessité et la loi de l'image, l'iconique a autorité sur le verbal -En se faisant, une oeuvre s'endeuille elle-même : il faut jeter, sacrifier, exclure -Le cinéma est un travail du deuil où les mémoires endeuillées magnifient les moments tragiques ou épiques de l'histoire -"Shoah", le film de Lanzmann (1985) raconte ce dont on ne revient pas, la mort; en écartant tout document, toute archive, il témoigne de l'essence du cinéma en général -Au cinéma, l'essence de l'image rejoint celle de la parole : une quasi-présentation d'un "lui-même là" du monde dont le passé est irreprésentable -Au cinéma, continuellement, on voit parler : la voix est toujours présente comme telle -L'expérience mondiale du cinéma est largement commandée par la culture américaine : utilitaire, manipulatrice, marquée par le rêve, le divertissement, la musique et la danse -Le paradoxe du cinéma, c'est que cette expérience qui appelle le collectif est absolument solitaire, individuelle : cet art de masse est aussi celui de la déliaison, de la dissociation -Le cinéma est une libération inégalable, un défi aux interdits qui autorise toutes les identifications, sans sanction ni travail -Il ne faut pas opposer le film-image au livre-texte : un film est aussi texte, et un livre est aussi image - dans les deux cas, l'oeuvre est une interprétation soumise à interprétation -La dimension passionnelle du cinéma, indissociable du corps, des émotions, de la sensualité, de l'érotisme - fait oublier le travail du texte -Entre l'écriture cinématographique, qui est nécessairement calculée, et la parole venue à l'improviste, il y a intraduisibilité -S'il y a une unité du cinéma, elle tient à l'appareil filmique, mais la diversité des pratiques y est telle qu'on peut douter de son unité comme "art" -Il aura fallu qu'il joue lui-même l'Acteur, dans un film d'apprentissage, pour que Derrida écrive sur la singularité d'un film -Le montage est l'imposition d'un ordre, en après-coup, à la dispersion des perspectives -Monter un film, c'est s'aveugler à un nombre indéfini d'autres montages qui auraient été, eux aussi, possibles -Il y a entre l'écriture déconstructive et le cinéma un lien essentiel : greffer, couper, coller, composer, monter des textes et des citations -L'écriture de Derrida est comparable à un film : bande-son jouissive par la composition, le rythme, la narration ou la mise en scène, plus que par l'effet de vérité -Cinéma et psychanalyse témoignent d'une seule et même mutation : un détail ouvre la différance -En tant qu'oeuvre, un film "met en oeuvre" la question de l'espacement -Par ses effets de coupure, une oeuvre fait surgir l'événement sur lequel elle appose son sceau -Un film est un art de la coupure : ce qu'il "fait", c'est qu'on ne puisse pas se réapproprier cette chose-là, qui n'apparaît qu'à l'autre -L'art du cinéaste, c'est de soumettre, sans violence, la parole à l'image, tout en donnant à entendre cette parole -L'expérience proprement cinématographique résiste à la loi filmique : ne réduisant pas l'image à l'autorité du discours, elle y laisse entendre les mots invisibles qui l'habitent -En tant que survivance de l'oubli, le cinéma témoigne de la "trace sans trace" : l'essence de la trace -L'archive est appropriation violente, prise de pouvoir, et c'est aussi une interprétation, une oeuvre -Dans un documentaire, la vérité de l'archive ne tient qu'au témoignage du signataire - qui fait surgir une fiction par l'écriture, le tournage et le montage -Pour comprendre le cinéma, il faut penser ensemble le fantôme et le capital, ce dernier étant lui-même une chose spectrale -L'évolution technique (ordinateur, Internet, images de synthèse) entretient une demande de déconstruction inégalée -Le discours politique moderne produit l'opinion publique comme artefact, cinématographie spectrale, qui hante et déborde la représentation électorale -Les arts structurellement destinés à être reproduits (photographie, cinéma) détruisent la valeur religieuse, rituelle et culturelle, de l'oeuvre irremplaçable -Il y a chez Derrida une "pensée du cinéma" liée à la double dimension de la déconstruction : une radicale irresponsabilité, et l'hyper-responsabilité la plus inouïe -Un film où l'on ne tourne pas que des images, mais aussi des mots improvisés, traverse et excède le discours cinématographique -I Absolutely Forbade All Public Photographs of Myself (Jacques Derrida, Yannick Bouillis, 2002-2016) -D'ailleurs Derrida, film de Safaa Fathy avec Jacques Derrida comme acteur (Ed Montparnasse, 1999) [DAD] -"De tout coeur" (vidéo de mars 2002 adressée par Jacques Derrida aux Israéliens et aux Palestiniens, suivie de la lecture du texte "Nous ?") [DTC] -Le cinéma et ses fantômes (Jacques Derrida, 2001) [CahiersCin] |
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