Dans le vaste bâtiment qu'on avait pris l'habitude d'appeler le loft, il y avait deux cours. Elles ont dû, à un moment, être quasiment identiques, voire symétriques. L'une d'entre elles était restée ouverte sur l'extérieur. Le soleil y pénétrait par de vastes baies vitrées, dont la forme avait été conservée depuis le 17ème siècle (c'est là que se trouvait le bâtiment d'origine, qui avait été transformé en loft et donnait son nom à l'ensemble). Après quelques aménagements, cette cour avait fini par être entièrement recouverte, de sorte qu'aucune lumière naturelle ne pouvait y pénétrer (vu de haut, c'était un toit d'ardoise, mais vu d'en-dessous, on pouvait repérer différentes strates). Dans cette zone se situaient la plupart des salles actives. On pouvait y pénétrer par l'entrée principale (sur le quai), mais aussi par une entrée secondaire qui donnait derrière, sur la rue. La porte cochère, surmontée par une enseigne où l'on reconnaissait un profil de jeune fille, ouvrait sur un couloir qui distribuait plusieurs escaliers qui ne portaient aucun nom ni numéro, mais se diversifiaient nettement par leur forme, leur disposition, leur couleur, leur éclairage. Selon l'escalier qu'on choisissait, on arrivait à différents couloirs qui desservaient des pièces dans lesquelles il était toujours possible d'entrer, car aucune des portes ne fermait à clef. Il y avait aussi des passerelles qui conduisaient aux autres parties du bâtiment. L'ensemble devait avoir une hauteur de sept ou huit étages, peut-être un peu plus que l'immeuble moyen parisien.
Quelque part vers le milieu de la cour, à moins que ce ne soit sur un bord, on trouvait un espace plus grand, d'un seul tenant, morcellé par des écrans dont on n'arrivait pas à savoir s'ils pendaient ou si un mystérieux système magnétique les stabilisait en l'air. En tous cas ils étaient opaques (ce qui se projetait d'un côté ne se voyait pas de l'autre), de différentes tailles, et articulés à des planchers apparemment faits de la même matière que les écrans, mais capables de supporter des poids conséquents, car de nombreuses personnes s'y trouvaient, assises par terre, sur des briques ou sur des chaises improvisées, vautrées, couchées, étalées les unes près des autres ou encore se levant, marchant, échangeant quelques mots avant de revenir à leur point de départ ou de choisir un autre lieu, une autre toile où porter leurs regards. Certains écrans semblaient vides, blancs ou inertes, tandis que sur d'autres on repérait de loin des images sans pouvoir deviner exactement leur contenu. Il y avait aussi des personnes qui portaient des casques ou des écouteurs, mais pas toutes. Certaines regardaient les images qui défilaient sur les écrans, tandis que d'autres, un peu plus loin, semblaient discuter avec animation.
Comment cette partie du loft s'était-elle transformée en ce multiplex étrange et labyrinthique? Posez la question, vous n'aurez pas toujours la même réponse. Selon les uns, le mouvement a été lent, progressif. Il fallait, dans ce vaste espace, trouver des lieux séparés pour accueillir les controverses qui ne cessaient de jaillir. Comment faire pour préserver un minimum (maximum) d'intimité dans un espace ouvert? Ainsi serait née l'idée de l'écran, et c'est seulement dans un second temps qu'on y aurait projeté des films. Selon d'autres, il y aurait eu à un certain moment un événement, quelque chose comme une décision, celle de faire du loft un lieu de projection. Le cinéloft aurait été imaginé comme un cinémonde; et les controverses, la résonance verbale ou textuelle de ce cinémonde.
[Ozzy : Tu es au cinéma, dans une salle obscure, face à l'écran. Tu as décidé de ne t'attendre à rien, comme si tu ne savais absolument rien du film qui va bientôt commencer. Son titre? Ses personnages? Son thème? Tu veux l'ignorer, car tu penses que cette ignorance stimulera ton plaisir et ton intellect, t'excitera, te troublera (Troubler au point de faire perdre à quelqu'un ses moyens, le décontenancer, le mettre dans l'impossibilité de répondre), te confondra. Confondre quoi? Cette scène, la seule qui chaque fois commence, absolument vierge].
Passant d'un couloir à l'autre, d'une passerelle à l'autre, ne faisant absolument pas attention à la signalétique à laquelle il ne comprend rien, Danel découvre avec étonnement cet étrange labyrinthe où l'on passe d'un espace à l'autre sans même s'en rendre compte. Il s'arrête parfois, regarde quelques minutes d'un film et continue. Le cinéma l'attire, il s'y laisse toujours prendre avec plaisir. Puis il en a marre de marcher en évitant ici un corps étendu, là une chaise oubliée. Il s'installe sur un coussin, son dos appuyé contre un mur. Il ne sait pas ce qu'il voit. Peut-être un documentaire, peut-être pas. Il sent ses jambes se détendre.
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