Vincent Van Gogh était un infatiguable marcheur. Il s'est beaucoup déplacé à pied - et pas seulement par manque d'argent. Partout où il allait, il marchait. Y a-t-il un lien entre cette particularité et le fait qu'il ait peint de nombreux souliers? On en recense une dizaine : Nature morte avec chou, sabots et pomme de terre (1881), Nature morte : bouteilles, pots, sabots (nov-déc 1884), Nature morte avec casserole en terre, bouteille et sabots (1885), Trois paires de souliers (1886), Vieux souliers aux lacets (1886), Paire de souliers noirs (1887), Paire de souliers sur fond bleu (1887), Les Souliers (1887), Nature morte : Souliers (1888), Paire de sabots en cuir (début mars 1888), La Sieste (1890).
Ces souliers ont fait l'objet d'une correspondance entre Martin Heidegger et Meyer Schapiro. C'est le début d'une longue postérité philosophique qui passe, entre autres, par Jacques Derrida et Fredric Jameson.
Pour Heidegger, ces souliers sont ceux d'une paysanne. La fatigue du labeur s'inscrit dans leur intimité, dans leur rude et solide pesanteur. Elles appartiennent à la terre. Ce qui nous est montré n'est pas une reproduction ni un produit utile, c'est une chose dans sa vérité. Cette vérité est à l'oeuvre dans un combat entre dévoilement et dissimulation, entre ouverture d'un monde et clôture de la terre, entre ce qui est présent et ce qui est là sans être présent. Si monde et terre parviennent à l'éclosion, il y a beauté. Telle est l'essence de l'art.
Schapiro prend le contre-pied de Heidegger. Ces souliers sont tout simplement ceux du peintre. Ils sont usés, mais le caractère paysan de "la fatigue des pas du labeur" n'y est pas évident. A l'exposition de mars 1930 à Amsterdam qu'Heidegger a visitée, il n'y avait que les Vieux souliers aux lacets et les Trois paires de souliers. Ni l'un ni l'autre ne ressemble à des souliers de paysanne. En réalité Heidegger a projeté sur les images qu'il commentait sa propre sensibilité, son propre attachement à la glèbe comme assise de la société.
Mais Schapiro, citadin déraciné, ne projette-t-il pas lui aussi sur ces chaussures ses propres identifications? Il les fait parler, il leur fait dire sa propre vérité. Derrida fait remarquer que les deux souliers ne font pas paire. Ils sont dépareillés. Anonymes, vidés, ils boîtent et n'appartiennent à personne : pas même à celui qui signe le tableau, l'artiste Van Gogh. Ils sont hantés par une présence qui les a quittés. Par leur usure, leur déréliction, ils restituent la perte attachée à toute image, à toute peinture. S'ils se présentent en série, c'est qu'on ne peut pas les enfermer dans un discours, une limite. Se présentant comme oeuvre d'art, ils sont le reste d'un vêtement qui n'enveloppe plus rien.
Peints avec réalisme, ils font corps avec le peintre, ils expriment sa souffrance, ses sentiments et ses rêves. Nous pouvons les interpréter comme des autoportraits, mais cela ne les épuise pas.
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