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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, acquiescement, le "oui" | Derrida, acquiescement, le "oui" | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | |||||||||||||||
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 17 janvier 2008 | Orlolivre : comment ne pas acquiescer? | [Derrida, l'acquiescement, le "oui"] |
Orlolivre : comment ne pas acquiescer? | Autres renvois : | |||||||||||||
Derrida, la religion |
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Derrida, serment, parjure |
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1. Un "oui" archi-originel. Il y aura eu, avant, ce qu'on peut nommer un Oui originaire. L'usage de ce mot, originaire, peut sembler étrange pour un penseur qui soutient que l'origine ne précède pas, mais qu'on la fait advenir. Il faut ce Oui antérieur, plus vieux encore que l'origine, pour que l'origine advienne. C'est un préalable incompréhensible, impossible à mettre en discours, et qui n'existe que par ses réitérations. Ce oui, Derrida le nomme aussi parfois "primaire" ou "primordial", faute de meilleur mot sans doute, car ceux-là laissent entendre que le "avant" serait chronologique ou civilisationnel, alors qu'il n'est question ni d'origine ni d'antériorité au sens courant. Cette instabilité ou imprécision des mots résonne avec l'indescriptibilité du "oui". Il est étranger au savoir. Bien qu'aucune connaissance positive ne permette d'y accéder, bien qu'il échappe à la légalité courante, il faut que ce "oui" soit, à chaque moment, réitéré. Il survit à tous les désaveux, à toutes les dénégations, au doute, au scepticisme et à la critique. Antérieur à la langue, ineffaçable, il aura précédé toute croyance, tout lien, toute prise de responsabilité. Sans lui, il n'y aurait eu ni mémoire, ni discours, ni adresse à l'autre, ni héritage, ni confiance, ni foi. Il n'y aurait pas eu d'accueil, ni de langue, ni de loi. Au commencement, avant le concept, tout près du cri inarticulé, il y a cette marque de l'autre, ce mot vide, cet adverbe qui dans le langage ne dit presque rien : "Oui". On ne peut pas le remplacer par la chose qu'il est censé décrire. Ce n'est pas un constat, c'est la condition du constat. Ce n'est pas un performatif au sens usuel (qui implique une phrase dans un certain contexte), c'est ce qui est engagé par un performatif, ce qui est impliqué par toute promesse, serment ou ordre, c'est le je minimal qui s'adresse à de l'autre, une expérience qui n'implique pas qu'un "oui" soit dit explicitement, ni même articulé ou écrit. Coextensif à toute parole, continu, il double tout énoncé, celui qui vient de l'autre à moi mais aussi de moi à moi ou de moi à l'autre en moi. Il me confirme que je parle, qu'on m'entend et que j'entends, qu'il y a du langage et que ce langage me parvient. Comme l'écrit J.D. : "C'est bien ainsi, ça a lieu, ça arrive, ça s'écrit, ça se marque, oui, oui" (Ulysse gramophone, deux mots pour Joyce, p124). Tout langage présuppose cet événement du oui qu'il ne peut comprendre et pour lequel il n'y a pas de métalangage - car même un métalangage présuppose ce "oui" qu'il ne comprend pas, ce "oui" primordial qui ne nomme, ne décrit, ne désigne rien, et n'a nulle référence, ce "oui-je" qui adresse à l'autre cette demande minimale et indéterminée : "écoute, réponds, il y a de la marque, il y a de l'autre". Depuis un passé qui n'existe pas, depuis un dehors absolu, hors-la-loi, dans une langue d'origine dont il ne reste que des traces, des marques, des cicatrices fantômatiques, une avant-première langue, toute autre, s'adresse à moi, et j'acquiesce. Je ne peux m'adresser à autrui que si j'ai confiance en ce "oui originaire". Je m'engage devant lui, je promets, je signe ou j'acquiesce. Il m'est impossible de l'ignorer. Je n'en dis rien, mais je le marque par un rythme, un souffle, une interjection, une apostrophe à la manière du "Allo?" téléphonique. En toutes circonstances je le réitère, je l'attends, je l'invoque. Chaque fois que je dis oui dans la vie courante, j'engage cette marque primaire du oui.
2. Répondre à : à qui ? Chaque fois que je m'adresse à l'autre, Je lui demande : "Crois-moi!" Sans confirmation ni garantie, sans preuve, sans témoignage, les yeux fermés, je fais l'expérience d'une sorte de miracle. Il a, sans condition, entendu mon adresse. Quelle que soit sa réponse, quelles que soient ses pensées en son for intérieur, il a répondu. Je ne peux rien savoir de ce qui reste secret en lui, mais dans cette expérience du oui originaire, les mots : écoute, réponds, viens sont irréductibles à leur signification usuelle. Viens !" met à l'œuvre un autre "Viens !", chaque fois unique et éternellement répété. Il ne s'agit pas seulement d'écouter, d'entendre, de répondre, d'opérer, de fonctionner, d'appeler ou d'ordonner, il s'agit de s'engager, de dire "oui". La demande ne nomme, ne décrit, ne désigne rien, mais elle m'engage, moi aussi, à écouter, entendre, etc. Sans faire appel à aucune autorité, ni loi, ni hiérarchie, je promets que c'est bien moi qui dis oui, et que la mémoire de ce geste restera. Le mot "oui" a toujours la forme, le sens et la fonction d'une réponse. Mais si je dis oui, je ne fais pas la même chose que si je te dis oui. L'adverbe oui, dans son indétermination, laisse une interrogation non résolue : À qui s'adresse la question ? Ma réponse s'adresse à un "Qui", mais à quel Qui ? Y aurait-il eu, avant le oui, la signature d'un appel, d'une obligation ? Il n'y a pas de réponse à cette question. Ni constatif, ni performatif, le oui originel n'est que la condition transcendantale ou quasi transcendantale du constat ou de l'acte de langage. Il n'a pas d'autre fonction, pas d'autre sens que de répondre à de manière indéterminée, en général, jusqu'au point où il est débordé par ce qui vient. Dire oui est à la fois un acte de pouvoir et un abandon de souveraineté. Au cœur de la religion comme de l'œuvre d'art, il y a cet acte de confiance, d'accueil du monde, qui engage dans la langue et le discours. Le oui nous dit la chose la plus importante : que la langue est fiable.
3. Un double oui. Quand je dis oui, j'en appelle au oui de l'autre et je m'envoie aussi, à moi-même, un oui. Oui, ce que je dis, ça a bien lieu. Tout discours est entre deux "oui", celui qui s'adresse à l'autre et l'acquiescement qui vient de l'autre, impliqué dans le premier. Pour distinguer entre le premier "oui" (le oui originel) et le second (oui oui), Derrida prend l'exemple de la signature. Signer, c'est dire "Ceci est mon nom", c'est témoigner de ce nom, c'est en attester. Mais c'est aussi promettre que je pourrai en attester encore. Cette promesse est le "oui oui", la mémoire du "oui" qui conditionne tout engagement. Il n'y a pas qu'un seul acte performatif, il y en a deux. Avant de dire "Je", il faut reconnaître qu'il y a de l'autre. C'est la fonction du oui primaire, ce oui indéterminé, coextensif à tout énoncé, dont le "je" est dérivé. Comme le temps, ce "oui" apparaît par anachronie ou auto-affection. S'il y a de l'autre, il y a du oui qui n'a pas été produit par moi. Une demande antérieure au moi, irréductible au même, a déjà dit oui, et mon oui est une réponse à cette demande. Dès que je m'adresse à l'autre, je lui dis oui. Le "je" commence par cela : lui demander de dire oui. C'est un "oui oui", un oui redoublé. Même un soliloque est pris entre deux oui, même une répétition apparemment narcissique manifeste que, dans le cogito, il y a de l'heteros, même un récit autobiographique ne tient en place que par le retour de la lecture, même dans le nombrilique il y a un appel à l'autre. Dire oui, c'est acquiescer à la venue d'un autre oui, d'un oui tout autre qui vient d'ailleurs, qui ouvre la position du "je". Aucun des deux "oui" n'est absolument garanti à l'avance. Emmanuel Lévinas a situé dans le visage de l'autre le lieu de l'accueil. En ce lieu, la promesse d'une réponse précède l'appel. Ce n'est pas l'accueil qui commande, car la réponse précède l'acquiescement. L'appel ne peut s'entendre lui-même que depuis cette réponse. Derrida nomme hospitalité ce lieu irréductible qui ne se dérive pas, n'a pas de cause. Il faut commencer par répondre, et la réponse commande un accueil, un oui "à" l'autre qui présuppose qu'un autre "oui" l'ait déjà accueilli, ait déjà dit "oui". Cette interprétation derridienne du montage lévinassien conduit à distinguer entre deux génitifs : - génitif objectif : l'accueil de l'autre, c'est l'autre qui dit "oui". Selon Derrida, cet acquiescement est présupposé, pré-originel. C'est une arkhè d'avant même le commencement. Le sujet ne peut répondre qu'à un autre qui l'aura déjà accueilli, aura déjà dit "oui". Mais ce "oui", entre guillemets, n'est que présupposé. Il est déjà une réponse. - génétif subjectif : l'accueil de l'autre, c'est le sujet qui l'accueille, qui dit oui. Cette tension vers l'autre, cette intention, cette attention, ne peut s'adresser qu'à un autre qui aura déjà accueilli, qui aura déjà répondu. Pour qu'il y ait réponse responsable, il aura fallu l'infini qu'on ne peut accueillir que de manière multiple, anarchique. Toute décision, toute responsabilité, reviennent toujours à l'autre. "Ce n'est pas moi - c'est l'Autre qui peut dire oui" écrit Derrida citant Lévinas (Adieu à Emmanuel Lévinas, p52). Ineffaçable, le double oui, impliqué dans toute réponse, aura survécu à tous les désaveux, dénégations, négativités. Indéracinable, il aura précédé toute croyance, tout lien, toute prise de responsabilité. Eternellement, ici-maintenant, il aura dit à l'autre : "Viens !". De même que tout "oui" renvoie à un "oui" d'en-deça du langage, tout "viens" renvoie à un "viens" d'en-deça du langage. Le "Viens" présent répond à un autre "Viens" qui a déjà eu lieu - hors langage. Jamais le "Viens" n'arrive en tant que tel : il est déjà dédoublé, il a commencé par être dédoublé. Il aura fallu que je sache ce que "venir" veut dire pour que je puisse répondre à ce "Viens", en avance sur les modalités courantes du verbe "venir", qui le contaminent.
4. Une réponse jamais acquise. La réponse, il faut la présupposer, mais rien ne la garantit. On ne peut exclure le sans réponse. C'est une possibilité irréductible : la mort, le mal radical (ce silence d'avant toute logique), un Dieu ou un souverain. Ne pas répondre, c'est avoir droit à une irresponsabilité infinie. Il y a aussi des cas d'acquiescement forcé, de faux acquiescements, par exemple pour certaines appartenances communautaires, quand les alliés ou les "frères" ne peuvent, sous la menace ou le serment, que s'inscrire dans la communauté. Dans ces cas où l'accord est extorqué, il y aura quand même eu, avant, un oui originaire, sans lequel la possibilité du lien social n'aurait pas pu être envisagée. La responsabilité, c'est de décider à qui et à quoi, dans l'épreuve de l'indécidable, de l'hétérogène, de l'incalculable, je dis "oui". Mais avant même de savoir de quoi, de qui, je suis responsable, je dois prendre un risque, je dois dire oui. Il y a une responsabilité originaire à laquelle je n'échappe pas. Faute de répondre à, je dois répondre de.
5. Réitérations du oui. Antérieur au discours, le Oui originaire porte en lui son redoublement (oui oui). Il n'y a pas de limite aux répétitions, citations, altérations, réitérations du oui. Au oui courant, usuel, avec les modalités qu'offre la langue et le discours, s'ajoutent les autres ouis qui, selon le lien social et l'urgence du moment, peuvent se présenter comme consentements, présuppositions, préconisations, exigences - ou encore axiomes. Un axiome affirme une valeur qui doit rester intacte, donner lieu à un acte de foi. Dans toute religion, toute croyance, il y a de la foi. D'un côté, au-delà de la preuve, il faut faire appel à la confiance; et d'un autre côté, sans justification, il faut préserver le sacré. Tant que cette double croyance est maintenue, l'axiome reste indiscuté - bien qu'on puisse toujours, au nom d'un même axiome, défendre des points de vue différents, critiquer, combattre ou rejeter telle ou telle thèse. Certains axiomes restent, quoiqu'il arrive, inéliminables, tandis que d'autres peuvent être contestés, transformés ou rejetés si la croyance vacille. Certains axiomes sont connus, affirmés comme tels, et d'autres ne sont mis en œuvre qu'implicitement. C'est le cas par exemple, dans les écrits derridiens : - dans l'analyse de la vision, l'essence de l'oeil humain ne serait pas la vue mais les pleurs, l'imploration. On implore par l'œil ce qu'on ne voit pas, ce qui reste invisible. Il en résulte un autre axiome, celui du dessin : pour dessiner, il faut que le dessinateur perde de vue son modèle. Dans son aveuglement, son trait devient implorant, il se substitue à l'absence. Mais ce n'est pas ainsi que la vision ou le dessin sont perçus dans la vie courante. - autre exemple : l'Europe - non pas l'idée, ni l'esprit, ni même la culture, mais la tradition historique. Derrida y repére deux axiomes : de différence avec soi (elle ne peut pas être identique à elle-même), et de finitude (il faut toujours qu'elle reparte, qu'elle recommence). Ces axiomes sont plus souvent mis en jeu à travers les crises et les remises en question que dans la régulation officielle.
6. Éthique. Il faut, dans le rapport à l'autre, ne pas présupposer un monde, son propre monde, mais porter le monde de l'autre dont on ne peut prévoir à l'avance ni le contenu, ni les demandes, ni les exigences. Cet acquiescement peut se traduire en principes, universels ou pas. Plus proches et aussi plus éloignés du Oui originel, les principes inconditionnels ne renvoient pas, comme les axiomes, aux réalisations possibles, mais à des exigences impossibles. Incomparables entre eux, hétérogènes, ils ne s'organisent pas, ne se constituent pas en listes finies ou en systèmes. Il peut y en avoir toujours plus, ou d'autres, différents voire incompatibles. On ne peut anticiper ni prévoir leur surgissement. Exemples : - la justice engage au-delà du droit, de la norme, du temps. Déjà posée, avant nous, elle nous arrive de l'inconnu, par des fantômes ou par des spectres. Excédant le présent, indémontrable, indéconstructible, elle s'annonce depuis un avenir sans présence. - la déconstruction, elle-même irréductible à toute définition, commence avec quelques axiomes sans lesquels cette pensée n'aurait pas pu avoir lieu : l'ouverture de l'avenir (axiome originaire, irréductible), ou l'obligation incontournable, intraitable, d'endurer l'aporie.
7. Alliance : le oui abrahamique. Avant tout enseignement, Abraham répond, deux fois : "oui, me voici, je suis ici, je suis prêt". Une première fois, avant même de savoir de quoi il est question, il répond à l'appel de Dieu : "Me voici". Dieu est nommé de son nom générique, Elohim. Une deuxième fois, alors qu'il est prêt à sacrifier son fils, Abraham dit : "Me voici", mais cette fois, Dieu est appelé par son nom propre : Yhvh. Un sujet singulier qui répond à un autre lui aussi singulier affirme sa responsabilité. Il est prêt à répondre à cette parole-là, qui s'adresse à lui, personnellement. Cet autre est pour lui l'autre absolu, celui auquel, en tant que personne qui dit "je", il ne peut pas dire non. Il pourrait refuser, mais il accepte librement, tout en tremblant. Yhvh implore, demande, prie Abraham de répondre à cette déclaration d'amour exigeant de lui qu'il donne la mort à son fils. Cette demande est un devoir absolu, car elle met à l'épreuve l'unicité du rapport entre l'un et l'autre. Mais pour qu'une alliance singulière, absolument unique, puisse se nouer, il faut qu'Abraham puisse aussi dire non. Cet acquiescement abrahamique est, selon Derrida, impliqué dans toute réponse. L'héritage d'Abraham est irrévocable, nous y sommes tous assignés. Mais il n'y a rien de collectif dans cet héritage, chacun répond singulièrement, en son nom propre. Il en va de même quand Derrida dit, en son nom à lui : "Oui, je suis un Juif", "Oui, je parle du judaïsme, de plus d'un judaïsme". Lorsqu'il choisit d'écrire cette phrase tout en proclamant qu'il n'appartient à aucune communauté, il ne se soumet à aucune nécessité. Il pourrait dire "non", ou dire "oui" autrement, à d'autres conditions. S'il choisit cette alliance, il peut dire de la Torah qu'elle est un axiome absolu - non pas en général, mais dans son principe. Et, comme pour tout ce qui est nommé Dieu, il peut aussi se rétracter. Sans cette possibilité, il n'y aurait pas de oui digne de ce nom. L'acquiescement à l'autre, comme celui de l'autre, reste tremblant, incertain. Il faut le répéter sans cesse, le redire, le ritualiser. C'est ce qui arrive avec le Shema Israël de la tradition juive qu'il faut répéter chaque jour comme s'il n'était jamais définitivement acquis, ou avec la voix blanche de l'apophase, cette théologie négative qui ne donne aucune assurance. En ritualisant la répétition à l'occasion d'une prière, d'un accueil ou d'un acte quotidien quelconque, on conjure le risque d'aller plus loin qu'il n'est raisonnablement permis.
8. Dire oui à l'Alliance. Il ne suffit pas qu'une alliance soit assignée par un père ou un archonte, encore faut-il qu'on y souscrive (qu'on dise "oui" à cette alliance). Comme un contrat symbolique ou même un héritage, on ne peut la sceller que par une confirmation, qui peut n'être que partielle ou conditionnelle. Exemple : quand il s'engage vis-à-vis de la philosophie, Jacques Derrida n'acquiesce pas à toute la philosophie, il ne partage pas tout avec elle. Une alliance n'est jamais automatique, ni naturelle. Un "je" qui se cite soi-même disant "oui" ou qui fait le récit de cet acquiescement, c'est aussi une alliance : l'alliance de l'affirmation avec elle-même (oui, oui). La littérature pourrait être une alliance de ce type, et aussi la vie, l'auto-affection de la vie qui s'hétéro-affecte. C'est le chemin ouvert vers une sur-vie qui ne serait pas le dépassement de la mort, mais une victoire triomphale et terrible, qui brouille la distinction du vivre et du mourir (oui, oui, oui).
9. Aimance. Pour que je puisse entrer en rapport avec l'autre, il faut que nous partagions déjà un espace commun, une amitié d'avant les amitiés. Il faut qu'ait eu lieu un partage de langue ineffaçable, enfoui, secret, oublié, inavouable. C'est ce que Jacques Derrida appelle l'aimance. Répondre à l'autre, cet acquiescement le plus originel, le plus fondamental, le plus inconditionnel, c'est l'aveu de cette archi-amitié qui n'est conditionnée par aucune détermination, aucun autre enjeu que ce rapport. Avant toute religion positive, les hommes sont liés entre eux par un sentiment élémentaire de respect, de scrupule. Ils doivent acquiescer à l'obligation de faire halte devant l'autre, avec retenue et pudeur. Ils doivent respecter la vie, s'arrêter, se tenir à distance de ce qui doit rester sain et sauf. C'est ce oui originel qui est la source de la religion, et non l'inverse.
10. Le "oui" d'aujourd'hui. Dans la modernité, le oui se transforme, il se gramophonise. On le répète, on l'archive, on l'enregistre, il devient une marque déposée, un titre inaliénable, ou encore un phonème avec sa sonorité, un graphème reconnaissable visuellement. Les machines qu'il lance sont comme celle de James Joyce : exposées à un double bind. Car dire oui, c'est signer, et le paradoxe du oui rejoint celui de la signature. D'un côté il lance une machine de production et de reproduction automatique, une parodie d'assentiment; et d'un autre côté, par sa singularité et son unicité, il implore le "oui" de l'autre, sa contresignature. Quand Artaud, avec son théâtre de la cruauté, prétend rompre avec toute parole antérieure, il lance lui aussi un appel. En rejetant toute économie répétitive, il ranime la nécessité de l'affirmation; mais si l'œuvre affirmative hérite de cette promesse, c'est qu'elle lui est infidèle. La machine de production du "oui" ouvre un cercle où le "oui" affirmé, appelé, implique un autre "oui" au-delà du "oui". L'auto-affirmation ne peut pas se refermer sur elle-même. On ne peut faire alliance avec cette œuvre, y acquiescer, que dans un éclat de rire. Joyce rit de lui-même, il rit de sa propre toute-puissance, il rit de l'impossibilité de rassembler l'œuvre, de sa circoncision à laquelle il nous invite à acquiescer. Il rit de l'alliance du oui-rire qu'il nous propose.
11. Un "oui" à venir. Il y a, originairement, du oui à venir, c'est ainsi qu'on pourrait résumer ce qu'avance Derrida dans un passage de Foi et savoir (p72) qui commence par le mot Axiome. L'axiome est déjà dans le discours, dans la parole, et pourtant il faut le dire, l'affirmer comme tel. Il a déjà été promis, mais il faut qu'il s'énonce dans une langue, un idiome. Nul à-venir sans héritage, possibilité de répéter, itérabilité, alliance à soi, confirmation du oui originaire, mémoire et promesse messianique, ce sont des mots de l'idiome derridien. La difficulté ou l'énigme du oui à-venir, c'est qu'il est inconnu, imprévisible, et en même temps il est déjà actif, il performe déjà dans le oui originel dont on a mentionné les ambiguités au début de cette page. Déjà inscrit, il est programmé, porteur de ce qui dans tout automatisme est dangereux, peut mener au pire, au mal radical; mais ouvrant l'avenir par une adresse à l'autre, il peut toujours recevoir de l'autre une transformation, une foi, une bénédiction. |
-------------- Propositions -------------- -Un "oui" primaire, incompréhensible et ineffaçable, marque avant la langue et dans la langue qu'il y a de l'adresse à l'autre -Le mot "oui" a toujours la forme, le sens et la fonction d'une réponse; cette réponse a parfois, peut-être, la portée d'un engagement originaire et inconditionnel -Un Oui originaire, acquiescement donné à quelque présentation de soi, survit à toutes les négativités -Un "oui" de l'autre précède toujours déjà, pré-originellement, le "oui" à l'autre - cette réponse qui ouvre à l'infini de l'autre, l'accueille, lui répond -"Répondre à l'autre", c'est l'acquiescement le plus originel, le plus fondamental, et aussi le plus inconditionnel -Axiome : nul à-venir sans héritage, possibilité de répéter, itérabilité, alliance à soi, confirmation du oui originaire, mémoire et promesse messianique -Avant tout autre contrat, une amitié d'avant les amitiés, ineffaçable, inavouable, incommensurable, fondamentale et sans fond, respire dans le partage de la langue -Un accueil silencieux de la chose ou du visage (fiabilité pré-originaire) est le préalable de tout contrat symbolique -Il n'y a pas de "premier" oui, le oui est déjà une réponse, un appel qui ne peut s'entendre lui-même que depuis la promesse d'une réponse -Toute sacralité, croyance, pensée ou autorité - religieuse ou non - reposant sur un axiome peut être critiquée, combattue ou rejetée au nom de ce même axiome -Les deux sources de la religion présupposent un axiome unique, irréductible mais double, qui doit rester intact et donner lieu à un acte de foi -Le miracle ordinaire, c'est l'acquiescement au "Crois-moi!" de l'autre - inconditionnellement, sans confirmation, ni garantie, ni preuve, ni accès à son for intérieur -Il faut bien, au commencement, quelque coup de téléphone : "Allô, j'écoute, je suis là, présent, prêt à parler et à répondre" - comme dans le "Shema Israel" -Paradoxe du "oui" : il lance une machine de production et de reproduction dont il ruine le modèle -"Oui" est la condition transcendantale de tout performatif, de toute écriture, promesse, serment, engagement, qui en appelle au "oui" de l'autre et s'envoie, à soi-même, un "oui" -La signature requiert un "oui" plus vieux que le savoir, un oui qui, derrière chaque mot et même sans mot, confirme le gage d'une marque laissée -Signer, c'est affirmer de façon fière, triomphante, quelque chose dont on a déjà fait son deuil -Le "oui" de l'affirmation ressemble à un acte de langage performatif : il ne décrit ni ne constate rien, il engage en répondant, jusqu'au point où il est débordé par ce qui vient -Une alliance est scellée par un "Oui, oui" qui garde, en secret, une mémoire endeuillée où vient l'autre -Une structure universelle de la religiosité est l'arrêt, la halte respectueuse devant ce qui doit rester sain et sauf -Un lien entre singularités (relegere) fait de scrupule et de respect précède toute religion positive qui lie les hommes entre eux ou avec Dieu (religare) -En disant "Oui", je m'engage et je signe, je réponds à l'interpellation d'un autre en lequel je crois -"Oui oui"; tout discours est entre deux "oui", celui qui s'adresse à l'autre pour lui demander de dire oui, et le oui d'un autre, déjà impliqué dans le premier "oui" -Face à l'université moderne dont le projet terrifiant, intolérable, est d'archiver toute la culture, l'oeuvre implore un "oui" de l'autre, la nouveauté d'une contresignature -Dans l'Ulysse de Joyce, ce qui fait rire est l'ouverture du cercle qui renvoie de soi à soi : le "oui" affirmé/appelé implique un autre "oui" au-delà du "oui", un "oui-rire" -La signature de Joyce invite les lecteurs et experts à acquiescer à la circoncision de l'oeuvre, à l'alliance du "oui-rire" -"Viens" se dit au présent; le citer met à l'oeuvre un autre "Viens", un Qui dont le " faire" est irréductible aux verbes usuels : opérer, fonctionner, jouer, ordonner, appeler -Un "Viens" chaque fois unique, éternellement répété, se soustrait à l'ordre du langage, il s'affirme sans procéder d'aucune autorité, aucune loi, aucune hiérarchie -[La "gramophonisation" d'aujourd'hui est une parodie d'assentiment : dire "oui", automatiquement, à des voix enregistrées et reproduites comme vivantes] -Un mot "gramophoné" est à la fois graphème et phonème : comme le YES anglais dans EYES ou le OUI français dans OUÏ-DIRE -Axiome de la vision : Ce qui rend visible n'est pas visible -Premier axiome de l'Europe : pour se retrouver, il faut toujours qu'elle reparte, qu'elle recommence (axiome de finitude) -Second axiome de l'Europe : le propre d'une culture, c'est de n'être pas identique à elle-même (axiome de différence avec soi) -Le "commun" (appartenance communautaire) présuppose un "nous" qui inscrit l'autre dans une alliance à laquelle il ne peut qu'acquiescer -Un "dire oui à la loi" précède originellement la loi -Qu'un "je" se cite soi-même, qu'il en fasse le récit, c'est ce qui, dans la vie comme dans la Genèse, donne lieu à l'alliance de l'affirmation avec elle-même : "oui, oui" -La victoire triomphale de la vie, cette chose terrible, c'est dire "oui, oui, oui" à vie-et-mort, ce "neutre" qui brouille la distinction du vivre et du mourir -La pensée déconstructrice dit "Oui" à la philosophie, ce qui l'engage envers cet autre, sans partager avec elle aucun autre contenu que ce gage donné -L'oeuvre [d'art] suppose un acte de confiance, d'accueil du monde, qui engage dans la langue et le discours -Rejetant avec dégoût toute économie répétitive, Artaud promet l'oeuvre affirmative, unique -Si le théâtre, aujourd'hui, déclare sa fidélité à Antonin Artaud, c'est pour ranimer la nécessité de l'"oeuvre présente de l'affirmation" -Dès que je parle, je dis "oui"; la responsabilité, c'est de décider à qui et à quoi, dans l'épreuve de l'indécidable, de l'hétérogène, de l'incalculable, je dis "oui" -Avant l'être, avant d'être moi, une injonction m'oblige à te porter; je suis seul à devoir traduire cet engagement envers l'autre, cette loi universelle -L'axiome de la déconstruction, ce à partir de quoi elle s'est toujours mise en mouvement, c'est l'ouverture de l'avenir -Axiome de la justice : elle est inconditionnelle et indémontrable, elle engage au-delà du droit, de la norme, du temps -Par sentence, affirmation, déclaration, la voix blanche de l'apophase consiste à aller toujours plus loin qu'il n'est raisonnablement permis -Il ne suffit pas qu'on m'assigne un "tu es juif" pour que je souscrive un "Oui, je suis un Juif" -En signant du nom du prophète Elie, Jacques Derrida rit tout bas de la signature, il contresigne par un "oui-rire" le fou rire de l'oeuvre joycienne -Avant tout acte de foi, on devrait pouvoir entendre l'axiome absolu que les textes de la Torah veulent dire : à ce qui est nommé Dieu (Yhvh), il appartient de pouvoir se rétracter -Axiome absolu : il faut qu'Abraham soit exposé en secret, en silence, à l'expérience du mal radical, du crime impardonnable, pour que soit nouée avec Dieu une alliance singulière -"Me voici", moment originaire de la responsabilité, répond à une demande, une imploration qui exige l'amour inconditionnel de l'unique -Avec l'épreuve d'Abraham, il y va de l'engagement à rester fidèle à une alliance inconditionnellement singulière, sans autre objet, ni contenu, ni sens, que cette alliance |
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Création
: Guilgal |
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Idixa
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Derrida DerridaOui AA.BBB DerridaCheminementsBG.AC.QUI PrincipesOeuvrerBB.LLM AQ_DerridaOui Rang = zQuois_AcquiescementGenre = - |
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