1. Coup de force, exception.
On ne peut faire la loi, fonder, inaugurer ou justifier le droit que par un coup de force, un acte violent à la fois performatif et interprétatif. C'est une loi de structure : un pouvoir souverain ne se pose qu'en distinguant lui-même entre violence légale ou illégale. Sa structure fondamentale est tautologique. Si l'on obéit à ses lois, ce n'est pas parce qu'elles sont justes, mais parce qu'elles sont lois; si l'on y croit, ce n'est pas sur un fondement légal, mais mystique.
Cette législation, qui vaut pour tous, ne s'applique pas à lui-même. Le souverain jouit d'un droit à l'exception, un droit à s'élever au-dessus du droit dont la justification n'est pas contractuelle (au sens courant du terme), mais onto-théologique.
Le courage du souverain, c'est de proférer un performatif absolu : il prend et fait ce qu'il dit, sans tenir compte d'aucune règle ni formulation pré-établie. Sa passion corrélative est la peur, celle du sujet qui, tout en le craignant, appelle sa protection.
Le pouvoir du souverain tient à la parole : c'est un effet de fable, de fiction. Il lui suffit de s'avancer silencieusement, à pas de loup, ou de se montrer dans son évidence visible, éclatante, dans la toute-puissance de son savoir, pour légitimer la violence. Il peut gueuler, vociférer, engloutir l'autre, l'avaler, l'intérioriser, le dévorer, se l'incorporer, le prendre au-dedans de lui, le garder. Quoiqu'il fasse, le sujet lui-même (ou l'agneau de la fable), en un instant, sans justification, le reconnaîtra comme souverain. L'effet de vérité procuré par la fable lui donne raison. Il faut l'entendre, l'écouter, lui obéir. Il faut s'engager devant lui, jurer de garder le secret.
Dès les débuts de la philosophie grecque, ce dispositif s'est imposé par le biais du logos, plus fort que l'être. D'autres écoutes du logos auraient peut-être été possibles, mais c'est la raison qui l'a emporté. Quand le règne du logos est politique, la force passe du côté de la raison.
2. Pulsion de mort, pulsion de pouvoir.
Pour désigner la pulsion selon lui la plus originaire, la plus irréductible, la plus méta-conceptuelle, la plus métalinguistique, Derrida parle de pulsion de pouvoir. Cette pulsion opérerait avant tout pouvoir constitué, par l'affirmation performative d'un "je peux". Avoir le droit de dire "je peux", ce serait l'origine, le principe, de tout pouvoir, c'est-à-dire du toute stratégie du possible qui neutralise l'altérité de l'événement. Derrida va plus loin encore dans cette primauté accordée à la pulsion de maîtrise ou d'emprise : en position de prédicat transcendantal, c'est elle (et elle seule) qui, dans le discours, permettrait de définir la pulsion de mort, une tâche que Freud avait préféré interrompre, la laissant à la spéculation de l'autre.
La pulsion d'emprise gouvernerait, selon Derrida, le rapport à soi de la pulsion. Cette pulsion des pulsions, qui est aussi une pulsion sadique, une pulsion de destruction ou de cruauté, cette pulsion qui tend à dominer violemment l'objet, à exercer sur lui son pouvoir, à détruire sa propre archive (anarchivique), est aussi, paradoxalement, celle de l'archonte. Pour commander, pour exercer son autorité, il faut maîtriser l'archive, la mettre en ordre, l'institutionnaliser, la consigner et l'idéaliser en un corpus ou un système. En ce point où la pulsion de souveraineté rencontre d'autres forces, la question du mal radical se croise avec celle de l'œuvre (voir ici).
3. Faut pouvoir.
La peur d'une agression terrible venue de l'autre, d'une force destructive capable d'échapper à toute maîtrise, à tout contrôle physique ou intellectuel, peut se retourner contre soi, se transformer en fantasme d'autodestruction automatique, machinique, compulsive. C'est ce qui arrive à Robinson Crusoé sur son île, quand il a peur d'être dévoré par les cannibales ou englouti par un tremblement de terre. Plutôt que d'être persécuté par d'autres, il préférerait se persécuter lui-même. Il se replie sur soi, croyant en sa propre puissance, son ipséité souveraine. En dominant les éléments, en fabriquant des objets ou une roue, il invente un autre fantasme de souveraineté toute-puissante, inconditionnelle, circulaire. C'est le fantasme même : une répétition solitaire, autonome. En imposant, par la technique, le même à l'autre, il se nomme, il laisse derrière lui le récit de son histoire, un artefact souverain.
Tout commence par un Je ne peux pas, un pouvoir qui vient à manquer. Quand la défaillance menace, alors il n'y a pas le choix : faut l'faire. C'est une responsabilité, un devoir, une exigence qui m'incombe. Je dois dépasser mon impuissance, même si je suis dépassé par la difficulté. Faut pouvoir dit-on d'une tâche qui semble impossible, irréalisable. De même que la non-vérité est aussi originaire que la vérité, le non-pouvoir est aussi originaire que le pouvoir. Celui qui peut souffrir, humain ou animal, peut agir.
4. Réitérations, circularité.
L'acte violent qui fonde le souverain n'est pas originel. Il est réitéré dans tout texte, toute signature. Chaque fois que s'exerce le pouvoir de nommer ou de légitimer les appellations, chaque fois qu'une langue est imposée comme langue nationale ou légitime, le souverain peut ruiner les distinctions sur lesquelles il s'appuie, tout en revendiquant sa puissance "spirituelle" : décisions, ordres, prescriptions.
Dans les sociétés contemporaines, c'est le pouvoir étatique qui exerce le droit à l'exception : immunité des chefs d'Etat, peine de mort ou droit de grâce. Ce droit à l'exception n'est pas clandestin ni dissimulé. Il s'affirme au contraire publiquement, voire théâtralement, spectaculairement, par des procédures et rituels inspirés de modèles anciens, comme la mise à mort publique des condamnés.
Tout pouvoir souverain affirme un "Je peux", une ipséité. Se donnant à soi-même sa propre loi, il doit affirmer sa liberté, faire retour spéculairement sur lui-même. Quand la souveraineté est déplacée sur d'autres institutions, par exemple du roi au peuple (après la décapitation de Louis XVI), cette circularité ou quasi-circularité est préservée sous d'autres formes, comme on le voit avec la démocratie. La déclaration des Droits de l'homme n'affirme pas autre chose : le droit à se reconnaître soi-même de façon spéculaire, auto-déictique, autotélique. Et lorsque la souveraineté est transférée à un semblable (l'individu), un prochain (le voisin), une victime, c'est toujours cette ipséité qui est réitérée.
5. Supplémentarités.
Par rapport au vivant, le souverain vient en plus. C'est un artefact, une prothèse étatique ("prothétatique") qui se pose comme indivisible, au-dessus des lois, qui affirme protéger l'homme en lui imposant une organisation machinique, hiérarchique. D'un côté (comme le Monsieur Teste de Valéry), il tend à la surenchère - toujours plus de souveraineté, de toute-puissance, de grandeur, de hauteur, de majesté, au-dessus de toute grandeur mesurable. Pour montrer sa force, plus haut que les plus hauts et plus grand que les plus grands, il doit exhiber en permanence une érection phallique qui ne supporte ni chute, ni déchéance, ni détumescence. Il lui faut se mesurer à un supplément absolu qui excède toute limite, jusqu'à la perte du sens. Mais d'un autre côté, cette posture exagérée le ridiculise. La verticalité absolue de celui qui ne se réfère qu'à lui-même fait rire, on le soupçonne de bêtise. Sa rigidité solitaire masque des antagonismes, des partages et des divisions : il n'y a pas "le" souverain, mais des formes multiples de souveraineté toujours entamées.
6. Dieu, la bête et le souverain.
L'analogie entre le souverain, Dieu et l'animal (voire aussi le criminel) est fréquente dans le langage courant, dans la littérature et dans les fables. Ce sont des figures doubles - hors-la-loi et soumises à la loi -, qui nous fascinent et nous hantent. La bête et le souverain (pas moins bêtes l'une que l'autre) se ressemblent, s'opposent ou se conjoignent - jusqu'à la copulation (et/est). Comme figures de l'absolue souveraineté - celle qui ne répond pas -, on peut aussi les comparer à Dieu.
Pour se présenter comme conventionnelle et humaniste, la souveraineté étatique moderne présuppose une triple exclusion : le souverain, Dieu, la bête. Ces trois termes sont liés par une série d'analogies. Avec le souverain, comme avec Dieu, comme avec la bête, aucun contrat (au sens courant) ne peut être conclu; et pourtant un certain type d'alliance (hétéronomique) s'impose.
On retrouve cette alliance paradoxale dans l'expérience moderne des Etats voyous. Exclus, condamnés, sanctionnés, il y en a toujours plus - mais les Etats légitimes qui défendent ou prétendent défendre le droit international se comportent eux aussi comme des voyous. Souverain ou contre-souverain, nul n'avoue jamais qu'il est un voyou.
7. Archi-souveraineté.
Le souverain n'est ni situable, ni déterminable selon des catégories stables et reconnues. Est-il le lieu du pouvoir, de la raison (celle du plus fort, celui qui "donne raison"), ou au contraire le lieu de la bête, de la bêtise? Le lieu de la violence ou celui du droit? Est-il un Qui (une personne) ou un Quoi (un pur mécanisme)? Une exception immmanente, un transcendantal ou un quasi-transcendantal? C'est indécidable. En lui ces distinctions se brouillent, elles sombrent dans l'indifférence. L'archi-souveraineté est une chose étrange, un conatus qui persévère dans l'être, une arkhè qui vient avant toute pensée, y compris philosophique.
Cette archi-souveraineté, Derrida croit la retrouver dans un lexique utilisé souvent par Heidegger : Gewalt, walten. Ces mots renvoient à la force, la violence imposée. Walten peut signifier régner, gouverner, dominer, prévaloir. Associé au deinon grec, à la terreur, c'est le mouvement qui rend possible l'accès à la différence ontico-ontologique, à la dissociation de l'être et de l'étant. Ce pouvoir est un surpouvoir, une archi-souveraineté qui est aussi une hyper-souveraineté, une "souveraineté si souveraine qu'elle excède les déterminations". Toute la question, dans le cheminement de sa pensée, la question éthique pour laquelle il met en avant le Ich muss dich tragen de Paul Celan, est celle de la mise en échec de cette hyper-puissance à la fois originelle et indissolublement liée au nazisme. Il faut se retirer devant cette hyperpuissance, proposer un autre contrat ontico-ontologique encore indéterminé, inouï.
8. Limitations?
En principe, le souverain peut s'augmenter, s'étendre démesurément [jusqu'à la violence divine]. Rien ne le borne a priori. Mais en pratique, il est partageable, divisible. On peut toujours, par le jeu des rapports de force, le transférer, le déplacer, le transmettre, le traduire, le distribuer. Cette économie est l'enjeu des combats politiques.
Au XXème siècle, à la suite d'événements terribles, exceptionnels, la catégorie de crime contre l'humanité a été inventée. Alors est venue l'idée qu'on puisse limiter le pouvoir du souverain par de nouvelles catégories juridiques. L'abolition de la peine de mort est un pas en ce sens, mais il y en a d'autres : chaque fois qu'on met en avant un concept pur, inconditionnel comme le don, le pardon, l'hospitalité, la liberté ou la justice, on oriente vers un autre partage, une autre délimitation du souverain. Cela oblige, aujourd'hui, à penser l'exception. Pour le droit, la politique ou même la philosophie, une telle pensée est impossible [car on ne peut penser, par un système, ce qui échappe au système]. Et pourtant il le faut, c'est l'héritage des Lumières, de la démocratie, de l'Europe. Notre responsabilité, aujourd'hui, est d'en faire l'expérience.
9. Au-delà du souverain.
Derrière l'analyse / déconstruction de la souveraineté, on peut lire une autre quête, une autre recherche, celle d'un concept pur mais impossible, comme tous les concepts dits "éthiques" de Jacques Derrida : l'au-delà du souverain. Pour penser ce quasi-concept, il faut une révolution du type de celle qu'a proposée Paul Celan dans Le Méridien, une Renverse du souffle. Si derrière la majesté (celle du prince comme celle qui est prêtée à l'homme, à l'humain) réside une étrangeté toute autre, radicalement autre (unheimlich), irréductible à tout savoir - celle de la bête, de la bêtise, de la violence, de la terreur ou du secret (geheimnis), alors une autre majesté, absurde, peut faire surgir un autre présent, celui où l'on rencontrerait l'autre, on lui donnerait le temps de venir, même en-dehors de l'humain, au-delà de l'art, de la politique, du performatif, de la poésie et même du discours. Cette révolution peut venir par la poésie, et aussi, hors concept, sans concept, par une prière à apprendre, à inventer, envers un Dieu non souverain (à inventer lui aussi).
Chaque fois qu'on se réfère aux droits de l'homme au-delà de la souveraineté de l'Etat-Nation, on le fait au nom d'un autre propre de l'homme, d'une autre souveraineté qu'on ne peut pas définir à l'avance, mais qui prend forme dans ce qui arrive, aujourd'hui, dans le monde. En avançant le concept d'un abandon radical de toute souveraineté, Jacques Derrida va plus loin. Le concept de l'au-delà du souverain suppose à la fois un pouvoir souverain et une renonciation radicale à ce pouvoir. Même s'il est aporétique, impossible en pratique, il faut un tel concept. Peut-être ce qu'on appelle traditionnellement le génie, la génialité du génie, en tant qu'il se soustrait au commun et aussi l'excède, rapproche-t-il de ce concept.
10. Pulsion de mort et indirection.
On ne peut dissocier la question de l'au-delà du souverain de la pulsion de mort ou de destruction découverte par Freud. Que faire par rapport aux tendances à l'agressivité, à la cruauté, qui conduisent notamment à la guerre? Freud ne répond qu'indirectement à cette question. L'au-delà du souverain derridien tend à théoriser cette indirection. Pour éviter que le combat contre la violence ne soit lui-même violent, il faut une autre scène, d'autres figures qui opèrent sur un tout autre mode. Freud ne s'est jamais aventuré à décrire ces figures (pour lui non scientifiques), même s'il les a parfois suggérées. Avec ses inconditionnalités, Derrida s'engage dans la définition d'un "au-delà de l'au-delà", dont la pensée ne se bornerait ni aux principes de plaisir et de réalité, ni même à la pulsion de mort.
11. Une inconditionnalité fragile, vulnérable.
Dans ses textes politiques, Jacques Derrida envisage une autre problématique mettant en cause la souveraineté : considérer le lien apparemment irréductible, absolu, entre souveraineté et inconditionnalité comme une alliance. Depuis Platon ou Aristote, la raison calculatrice et la souveraineté politico-subjective sont associées. On postule que la raison, comme le pouvoir souverain, commande le monde, et que cette double exigence s'accorde, par principe (inconditionnellement), à l'idée du Bien. C'est la souveraineté du rationalisme. Mais une alliance n'est pas indissoluble. Elle peut être contestée, affaiblie, suspendue ou même rompue. Et quand la terreur ou la violence se déchaîne, quand la terre humaine tremble, ce désir de briser la pulsion de pouvoir se fait plus fort. Ce retrait du souverain, qu'on pourrait croire utopique, est déjà en œuvre aujourd'hui. Il arrive, il fait l'histoire. En contraste avec la force d'une souveraineté indivisible, l'inconditionnalité qui s'instaure est faible, fragile, vulnérable. Comme la déconstruction, aucun pouvoir ne saura jamais la justifier, aucun savoir calculable ne peut prévoir à l'avance ce qu'il adviendra de la raison.
Au plus proche de nous, l'expérience de l'amitié, au-delà du principe politique, au-dessus des lois, pourrait en donner une figure.
S'il y avait un Dieu qui pourrait nous donner à penser ce qui arrive, ce ne pourrait être qu'un Dieu sans souveraineté, détaché du pouvoir, un Dieu qui se déconstruit jusque dans son ipséité. On ne pourrait en attendre ni préservation, ni guérison, mais nous pourrions, sans aucune assurance, lui adresser un salut.
[A moins que, peut-être, ce soit cela, le paradis?].
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