Cette formulation peut être déduite de l'interprétation que donne Derrida du commentaire fait par Heidegger des Souliers de Van Gogh. Pourquoi Heidegger invente-t-il une paysanne supposée s'être servie de ces chaussures pour aller aux champs? Pourquoi imagine-t-il un appel silencieux à la terre, une muette inquiétude, une angoisse? Pour situer cette paysanne dans un monde. Certes en l'occurrence c'est Heidegger qui invente ce monde, qui y projette son imaginaire, comme l'explique l'historien de l'art Meyer Schapiro. Mais, dit Derrida, cette "erreur" n'est pas l'essentiel. Le contenu de la description n'a pas beaucoup d'importance. L'important est ce qu'on attend d'une oeuvre d'art : qu'elle nous rende ou restitue une appartenance originaire à un monde. C'est cela, la vérité, quand Heidegger explique que, dans l'oeuvre d'art, c'est la vérité qui est à l'oeuvre : son essence est la fiabilité, elle nous fait don d'une alliance. Pour que la peinture puisse être rattachée à un monde (quand on dit, par exemple, que ces chaussures appartiennent à une paysanne), il faut d'abord cette ouverture, cet acte silencieux, muet, qui est aussi une performance.

Le monde des paysans selon Van Gogh.