Un jour, le 16 janvier 1947, Francis Ponge prononce sa première causerie, qui sera publiée sous le titre Tentative orale (la même semaine, Artaud se rend au Vieux-Colombier pour sa célèbre et tragique conférence). De quoi est-il question? De l'arbre, de la table et aussi de la serviette-éponge, cette chose dont tout le monde a une idée mais dont personne n'a encore eu, dit Ponge, l'idée profonde. Par elle, par ce nom commun à la place d'un nom propre (éponge/Ponge) on peut espérer sortir du manège, c'est-à-dire de la répétition courante des clichés communs.

1. L'éponge, cet objet naturel et insignifiant, s'offre à nous, prête à l'avance à tout absorber, à tout reprendre à son compte.

2. En tant que tissu-éponge, elle devient artefact, objet qu'on peut s'approprier, qu'on peut faire entrer sous la loi de la maison et du propre. C'est ainsi que Ponge procède à l'égard de la langue française : il l'absorbe, il la signe, il en fait son corpus à lui, une protection contre l'autre. L'opération ne lui survient pas à lui comme sujet, mais au tissu de la langue : tissu-[est]-(é)ponge.

3. Une serviette-éponge est découpée dans le tissu-éponge. C'est un processus de fabrication, une avancée supplémentaire dans l'artefact. Renversement : le tissu (masculin) devient la serviette (féminin). Elle est froide, méprisable comme de la mie de pain. Sa valeur est négative : l'humidité y rejoint l'humilité. C'est une chose proche de la chute, proche de l'origine, du point où tout peut s'arrêter, un exemple du rien, du n'importe quoi, de l'anonyme. Mais justement son insignifiance se détache du commun. Chose rare, singulière, contingente, arbitraire, plus rien ne la justifie. Elle est cette serviette-ci, ici et maintenant, intéressante parce que rejetée. Serviette-éponge, mais aussi tissu-éponge ou texte-éponge, elle est la chose impossible, la choséité de la chose. C'est celle qu'il faut écrire, transformer en signature, car c'est depuis elle que se dicte la loi.

Citation de Francis Ponge (OC tome 1, Tentative orale, p667).

---

Le parcours du naturel (l'éponge) vers l'artefact (la serviette-éponge qui est aussi texte-éponge) est celui de Francis Ponge. D'abord, il faut choisir un sujet impossible à traiter pour l'écrivain traditionnel, par exemple cet objet quelconque, anodin, insignifiant, qu'est la serviette-éponge. C'est son exemple privilégié de subjectivité impossible. Le galet, la pierre ou le savon auraient pu faire l'affaire - mais seule l'éponge résonne avec Ponge. Ce sujet, il le traite en ellipse, sans le toucher, en le déplaçant. Il signe avec lui un contrat asymétrique, qui suppose une dette infinie, sans fond, impossible à annuler. Il faut suivre toutes les mailles du texte et du sens, parcourir toutes les pistes, dire toujours une chose en plus, autre chose. Cette contrainte entretient l'inquiétude et aussi l'hymen. L'anneau se ferme. Dans ce contrat, la chose s'offre et se refuse. Elle écarte la vérité (celle du philosophe ou du logicien), mais c'est pour en jouir en mettant en abyme le langage. On ne s'approprie pas la chose, elle écarte la présence. L'événement, c'est qu'elle reste indifférente, elle jubile. L'événement, c'est que pour écrire désormais, il faut s'adresser à la chose, raconter son histoire inénarrable. Ici, Jacques Derrida lui-même intervient, il prend parti : C'est un ordre que je peux vous donner : sachez écrire comme on doit écrire désormais, et pour cela signez Ponge (p83).

---

- Gert : Je retiens la leçon, j'obéis à l'ordre.