Pour Roland Barthes, la photographie n'est ni un objet esthétique, ni un objet historique, ni un objet sociologique. C'est quelque chose qui me touche au plus intime, qui dépose en moi une promesse singulière : la preuve d'un fait brut, le témoin d'un "Ça a été", une tâche aveugle qui suspend les clichés linguistiques. Devant cette évidence brute (celle du Référent), il n'y a plus rien à ajouter. Pour Walter Benjamin, son caractère mécanique et reproductible affaiblit l'originalité et l'authenticité de l'oeuvre. La photographie contribue à faire dépérir l'aura. Rosalind Krauss rapporte ces deux directions de pensée aux notions d'"indice" et de "double". On ne peut fabriquer une photographie que par association directe, physique ou chimique avec un référent. L'image produite n'est pas une représentation (signe iconique), mais un autre genre de signe issu d'une écriture directe de la lumière, d'une impression, d'une trace ou d'une archive : un indice. Cette dimension d'automatisme inhérente à la photographie relativise des notions classiques comme "artiste", "auteur", "oeuvre", "style".
Mais la photographie n'est jamais purement indicielle. Si elle était une inscription directe du réel, elle resterait inarticulée, vide de sens (syncatégorème). Elle ne devient intelligible que parce que, en plus, elle est en rapport avec des discours. Du daguerréotype aux vues stéréoscopiques, elles s'est toujours inscrite dans des séries, des systèmes de substitution ou des dédoublements qui mettent la trace matérielle en abyme et la transforment en ensemble signifiant. Ce mode de fonctionnement, ce "calibrage", s'est étendu à la sculpture comme à la peinture. Prenant acte de l'impression directe produite par la nature, les impressionnistes l'ont immédiatement compensée par le respect des règles de composition de la peinture classique. Mais cette réserve n'a pas duré. Après le cubisme et le surréalisme (qui fait grand usage de la photographie), la génération des peintres dits "modernistes", influencés par Marcel Duchamp et sa Mariée mise à nu par ses célibataires, a renoncé au programme iconographique du tableau. C'est à ce moment-là qu'on a commencé à les accuser d'imposture. Avec le collage, le Body Art, le land Art, la performance ou la vidéo, ce sont des pans entiers du monde de l'art qui ont prolongé la rupture initiée par la photographie. Pour rendre compte de ces événements, il faut faire de la photographie un instrument théorique à partir duquel on peut définir un nouveau type de médium. Même si la peinture, dans une certaine mesure, était indicielle depuis le début (comme le signale son mythe d'origine), le "photographique" a profondément modifié ses pratiques. Des thèmes aussi anciens que le Nu féminin ont changé de caractère : il ne s'agit plus de représenter la beauté, mais d'en exhiber le fétiche.
Pour photographier, il faut un geste, une opération de la main. Cette opération n'est pas neutre. Elle prolonge le corps (prothèse) et rend le référent intelligible par ce qui s'ajoute au réel : technicité, croyances, constructions, fictions. Il en résulte des décalages, que le surréalisme met en valeur par son exploration du double.
Entre le corps, son image et ses figurations, la crise est permanente.
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