A suivre un auteur comme Bernard Stiegler, on pourrait croire que la démocratie a déjà sombré dans la décadence ou la désaffection. Quand les industries dites de programme, dont l'objectif est de capter l'attention du public, s'adressent directement aux pulsions et créent des phénomènes d'addiction, il ne peut plus y avoir d'opinion démocratique ni de jugement critique. Mais c'est négliger la multiplicité des formes de mobilisation, d'association, d'invention ou d'engagement qui montrent que cet objectif mercantile n'est pas toujours atteint. Selon Marc Crépon, la technologie peut effectivement être un poison, mais elle peut aussi être un remède. C'est un pharmakon au sens de Jacques Derrida, qui peut détruire l'autorité symbolique, mais qui peut aussi inciter à la responsabilité. Il ne s'agit pas d'être pour ou contre, mais de déterminer les conditions pour qu'elle contribue à l'intelligence critique.

Un peuple dispose de ressources infiniment variées. L'"individuation collective" est toujours plus riche et plus secrète qu'on ne l'imagine. Il y a plus d'un nous, plus d'un partage de singularité. Que l'inventivité plurielle soit menacée par des forces redoutables qui tendent à synchroniser les consciences, n'implique pas que celles-ci y succombent. Des idiomes singuliers continuent à être produits, diffusés, partagés, transformés en culture. La tâche de la démocratie est de maintenir ouverte cette possibilité, en résistant aux psychopouvoirs industriels et médiatiques, et aussi à la nostalgie régressive des démophobes.