1. Hantise d'un point-zéro.
La folie n'est pas, pour Derrida, une pathologie ou une maladie qui viendrait perturber un fonctionnement "normal" de la raison ou du psychisme. Elle est là depuis le départ, ce point-zéro que Descartes a désigné comme Cogito. En cette origine commune, le sens et le non-sens se rejoignent. La certitude d'exister ne tient pas à la mise à l'écart de la folie, mais à la possibilité de penser malgré la folie, qui peut toujours faire retour par le doute hyperbolique ou par le Malin Génie. Michel Foucault expliquait que le sujet cartésien ne pouvait pas être fou, qu'il devait exclure la folie du discours, et qu'à une certaine époque (l'Âge classique) cela s'était traduit par une exclusion de fait. Mais, selon Derrida, de droit, elle continue irréductiblement à hanter le langage (y compris le sien) - et Descartes ne l'ignorait pas. Il gardait toujours ouverte la possibilité du doute absolu, ce moment de crise auquel aucune signification ne peut résister. La raison, le vouloir-dire, s'élèvent contre cette crise, cette trace de violence et de mort que la pensée et le discours tentent de réguler; mais chaque parole nouvelle peut faire revivre le coup de force, la tension qui fait émerger le langage et l'histoire.
2. La mutation d'aujourd'hui.
Vers la fin du 19ème siècle, une mutation a eu lieu qui affecte le politique en général, le discours, et aussi les événements courants de la vie. L'identité élémentaire des mots de la langue a été contestée, renversée, les concepts organisateurs de la communauté ont été transformés, livrant le monde au désajointement, à la dislocation, au chaos. Quand des valeurs incompatibles coexistent, c'est la folie qui guette, c'est elle qui appelle, d'urgence, la pensée. Désormais toute décision est confrontée à l'épreuve de l'indécidable. Il n'y a plus de vérité sans cette trace de folie, qui est son fond sans fond. La vérité de la vérité, c'est qu'il faut vivre sans avouer cela.
Aujourd'hui plus encore qu'à l'époque de Descartes, la folie hante le langage, même quand la langue ne devient pas folle [ce qui s'est produit à l'époque du nazisme (cette folie entraînant avec elle celle de la loi et de l'origine du sens)]. A cela, Jacques Derrida répond par un travail conceptuel. Il expérimente des concepts qui, dans la langue, obligent à penser l'impossible : la dissémination, l'hospitalité, le don, le pardon. S'ils sont inconditionnels, alors ils sont pris dans une aporie indépassable : à la fois promis et irréalisables. Un pardon inconditionnel serait en rupture absolue avec l'éthique courante de la société. Il ne pourrait se fonder sur aucune politique. Un don sans retour, sans réciprocité, briserait l'échange et jetterait dans une dépense effrénée. La structure de ces actes de folie n'est pas pathologique. Elle est, déjà, inscrite dans le langage.
3. Il n'y a pas qu'une folie de la langue, il y en a plus d'une.
a. La langue n'est pas ma langue. Je ne peux ni la posséder ni la maîtriser. Cette externalité m'expose à la possibilité d'un autre droit, d'une autre politique ou d'une autre éthique qui viennent d'ailleurs, un mouvement que Derrida nomme exappropriation. L'ultime expropriation, la plus folle, ce serait la réduction ultime, la plus pure expérience de la phénoménologie : celle où il n'y aurait plus de monde (Die Welt ist fort) et où je devrais porter, en moi, l'autre infiniment inappropriable. Pour parler, il faut aussi que je me l'approprie, cette langue de l'autre. C'est ce double mouvement, la possibilité d'être à la fois autonome et hétéronome, auto-hétéronome, qui est sa folie.
b. Nous sommes tenus à l'hospitalité car si la langue était unique, insubstituable, si l'ipséité était sa loi, elle rendrait fou. La mère ou la langue maternelle se présentent parfois comme l'unique irremplaçable, l'insuppléable. Si c'était le cas, si on restait exclusivement chez soi, l'absolue singularité de la mère détruirait la langue. Et pourtant il en est ainsi : rien ne peut remplacer une langue maternelle. Il faut lui être à la fois fidèle et infidèle; c'est la fatalité du demi-deuil.
c. Une autre sorte de folie tient à l'impossibilité d'éradiquer ou de refouler complètement ce qu'on appelle usuellement la langue sacrée, ce lieu où une puissance de nomination produit infiniment de nouveaux sens. D'un côté il faut sacrifier cette langue, la traduire dans la langue courante, une tâche qu'on a pu nommer, dans un certain contexte, sécularisation. Mais d'un autre côté il faut surmonter sa peur et répondre à son appel. C'est l'ouverture d'un abîme sans fond, d'une folie qui peut tourner à la catastrophe, au mal radical.
4. Figures de fou.
Jacques Derrida s'est attaché à quelques figures de fou : Artaud, Van Gogh, Hanold dans la Gradiva de Jensen, ou peut-être (selon ses dires), lui-même, dans son entreprise à la fois philosophique et autobiographique. Il démontre, avec ces figures, l'impossibilité de saturer le sens.
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