Jacques Derrida hérite d'un grand nombre de penseurs auxquels il essaie, chaque fois différemment, de rester fidèle. Auprès d'eux, dit-il, il apprend à vivre. C'est eux qui lui enseignent l'exigence, la responsabilité, la rigueur à laquelle il ne faut jamais renoncer. Mais qu'invente-t-il de spécifique, lui? Pour chacun de ses écrits, chacune des situations, chacun des "contextes" où il intervient, il invente un autre mode d'exposition pour un destinataire singulier [quoique inconnu]. Alors que les médias ou l'industrie de l'édition s'adressent à un destinataire formaté, programmé à l'avance, chaque fois qu'il publie, qu'il laisse une trace, la survie de cette trace est imprévisible. Il est possible qu'aucun destinataire ne contresigne l'envoi. Cela tient à son style (greffes poétiques, homonymies, indécidable, ruses de la langue), aux technologies de l'époque qui accélèrent l'usure et la destruction des oeuvres, et aussi à la structure même du texte. Afin de ne trahir ni la singularité de l'auteur (son secret) ni la singularité du destinataire, il faut que l'oeuvre soit absolument singulière, que chaque fois soit réinventée, dans une révolution interminable, sa loi de production. La création (c'est le verbe créer qu'il utilise, p31) n'est pas seulement celle d'une oeuvre nouvelle, c'est celle de la loi de cette oeuvre - produite, chaque fois, performativement. La lecture en est rendue difficile, mais c'est une nécessité logique, pédagogique.