Pourquoi ajouter, en France, une institution philosophique à celles qui existent déjà? On voit apparaître (en 1982) un phénomène nouveau, qui déborde les limites antérieures. Dans ce Rapport coordonné par Jacques Derrida, qui argumente en faveur de la création du Collège International de Philosophie, les auteurs (Châtelet, Derrida, Faye et Lecourt) parlent d'un retour ou d'un réveil du philosophique. Ils proposent pour cela un lieu de pensée où se déploierait la question de la philosophie, en insistant sur ces deux mots, pensée et question. Dans une société où se déploient de nouvelles formes de savoir, où les problèmes éthico-juridiques prennent de nouvelles configurations, où des questions de type philosophique traversent de nouveaux espaces (droit, urbanisme, médias, maladie, mort, pratiques artistiques, etc...) on ne peut ni proposer une interprétation d'ensemble, ni présumer de l'unité de la philosophie, ni connaître d'avance son essence ou sa destination. Ni les sciences de la nature, ni les sciences humaines, ni la psychanalyse (etc...) ne sont à la mesure de l'unité de l'époque (s'il y a époque).

Il faut donc risquer de nouvelles spéculations, expérimentations, d'autres rythmes et styles, en marge des programmes et des normes universitaires établis, dans un espace de croisement entre cultures, sciences et esthétiques. Quand les frontières sont déplacées ou débordées, il faut frayer de nouvelles voies entre des lieux sauvages, instables, qui ne dépendent pas de l'initiative d'un sujet mais de rapports complexes entre de nouveaux objets et réseaux. Il faut favoriser les intersections, les interférences - des inventions, des paris, des coups -, les transférences - des possibilités de déplacer ailleurs les problématiques et les compétences.

A l'institution philosophique héritière des frontières et limites de la tradition, qui vise la stabilité d'une architectonique, se substitue une pensée capable de produire, chaque fois, ses modèles, ses logiques et ses critères d'efficience et de responsabilité. Echappant à toute programmation, cette pensée mise en mouvement par les mutations en cours transforme les dispositifs de savoir. Elle n'est pas sans risque (car rien ne vient la garantir), mais elle peut libérer des événements de langage, de nouvelles problématiques.

Les auteurs du texte espéraient que, pour la première fois, avec la création d'une institution comme le Ciph, une pensée de ce type pourrait se déployer performativement. Oublions l'institution dont, 30 ans plus tard [le scribe écrit ces lignes en 2013) le chemin tranquille ne se différencie guère des voies traditionnelles de l'université, et suivons la route de cette pensée ouverte, indéterminée et aventureuse dont l'expérience montre qu'elle ne peut se stabiliser dans aucune institution.