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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, communauté | Derrida, communauté | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | |||||||||||||||
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 7 nov 2014 | Dire obliquement l'au - delà du politique | [Derrida, communauté, lien social, famille, "vivre ensemble"] |
Dire obliquement l'au - delà du politique | Autres renvois : | |||||||||||||
Derrida, alliance |
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Derrida, judaïsme, judéités |
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Démocratie, politique |
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Orlolivre : Comment ne pas politiser ? | Orlolivre : Comment ne pas politiser ? |
Derrida, nation, élection |
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1. Communautés. a. La communauté idéale serait celle qui peut s'assembler en un lieu, à portée de voix. Jean-Jacques Rousseau en rêvait : la réunion du peuple assemblé dans la présence et la transparence, uni par l'éthique de la parole vive. Dans ce voisinage où les visages se font face, c'est la parole qui domine, c'est elle qui fonde la vérité. Mais là où interviennent le langage, le désir ou l'écriture, l'absence et l'altérité, cette éthique est un leurre. b. Dans les communautés de naissance (famille, ethnie, pays, nation), la crédibilité de la parole qui fait autorité repose sur une promesse de fidélité à la mémoire des morts, aux spectres des pères. Les frères sont unis par un lien testamentaire. Ils ont pour patrimoine commun un deuil politique qu'il faut sceller, monumentaliser. C'est la fonction des oraisons funèbres, des épitaphes. On proclame un lien de naissance qui n'a, en réalité, rien de naturel. Un frère est toujours un frère d'adoption, et l'égalité de droits, fondée sur cette égalité de naissance, n'est qu'un lien obscur, mystique. C'est une croyance, une fiction légale, un fantasme, qui exige de renouveler la foi, les serments. Une alliance dissymétrique s'y impose sur un mode affectif, symbolique. Avant même qu'il ne parle, le nouveau-né doit y souscrire. Cette alliance présuppose un "nous" auquel on ne peut qu'acquiescer - sauf à refuser l'héritage, à s'exclure de la communauté. On retrouve ce type de lien dans l'utilisation que fait Heidegger de certains mots de ce qu'il nomme "notre langue", le vieil allemand, en lesquels il croit trouver un sens "originaire" : Volk (peuple), Kampf (combat), Weg (chemin), Geist (esprit), Land (pays), etc., et plus particulièrement Geschlecht, dont le champ sémantique regroupe les appartenances de sexe, de genre, de race, d'espèce, de souche, de famille, de génération. Pout fonder une nation, il faut un lieu de rassemblement, parfois impensé ou silencieux, qui fraye une origine et le plus souvent la déborde. Le déclin de la communauté sera alors interprété comme une corruption, une chute, une malédiction, comme s'il était écrit que le lieu originel doive rester intact, incontaminé par l'étranger.
2. Le politique. Selon Carl Schmit, une communauté présuppose une décision relative à la question : "Qui est l'ennemi?". Cet ennemi peut être effectif, déterminé, ou seulement une construction abstraite, virtuelle, un concept. En tous cas sa fonction est structurante, quasi-transcendantale. Il suffit qu'un ennemi soit allégué pour que la communauté soit instituée. La règle, fondée sur une décision exceptionnelle, un événement, envahit toutes les strates de la communauté. Mais l'ennemi peut varier, les circonstances peuvent évoluer. La décision étant proférée sous la modalité du peut-être, l'intégrité de la communauté n'est jamais garantie. Une communauté doit se protéger contre les agressions. Pour maintenir son intégrité, il faut qu'elle garde en elle sa tradition, son héritage, qu'elle reproduise les spectres invisibles auxquels elle doit sa survie. Mais il y a toujours en elle des exceptions liées au droit, à la religion, à l'économie ou à la souveraineté, sans compter les parasites ou les étrangers. Ces exceptions, qu'on nomme l'immun [immunis en latin], c'est la racine du commun et de la communauté, c'est ce qui maintient son intégrité. Toute communauté est hantée par ces exemptions contre lesquelles elle cherche à se protéger, mais comme elle produit elle-même ces exceptions, en son sein, elle est prête à s'auto-détruire, se sacrifier pour survivre. Derrière la logique d'auto-co-immunité qui la constitue comme telle, la pulsion de mort, en silence, travaille à sa survie.
3. Il faut bien vivre ensemble. Nous vivons ensemble, c'est un fait, une nécessité vitale. Mais qu'est-ce que vivre ensemble? D'une part il faut vivre (chacun singulièrement), et d'autre part c'est ensemble qu'il faut vivre, mais la compatibilité entre l'un et l'autre n'est jamais assurée. Je vis avec cette injonction, bien que je sois partagé, divisé, multiple, ouvert, etc. Je coexiste avec moi douloureusement, je ne suis même pas certain de pouvoir vivre ensemble avec moi, et en outre je dois vivre avec un prochain qui est le plus souvent un étranger. Je dois vivre avec ce commandement qui commande de faire l'impossible, qui exige aussi de moi de vivre avec des morts ou des spectres. Nous présumons qu'il existe un monde commun, un seul, la communauté du monde, mais ce n'est qu'un mot, une bouée de sauvetage pour se rassurer, une "idée régulatrice" (selon Kant). Le fait est, selon Derrida, qu'il n'y a pas de monde un. Chacun est seul, dans son île, en perte de monde, et fait semblant de dire nous. Ce nous est un contrat sur lequel repose la croyance en un vivre ensemble, mais le contrat peut être rompu, il peut se désagréger. À tout instant le monde peut partir, faire défaut (folie, angoisse), la fin d'un monde peut survenir (la mort), et aussi la fin du monde en général (crise vitale, sociale, politique, apocalyptique). Vivre ensemble, cela peut se dire d'une communauté, d'un peuple, d'une nation, d'une société. Chaque fois la fondation répond à une violence pré-originaire, un événement qu'il faut refouler, oublier. C'est la condition pour qu'une psyché s'instaure, l'esprit ou l'âme d'un peuple. Une nation n'étant jamais assurée de son existence, il faut qu'elle interprète, qu'elle idéalise, qu'elle s'organise autour d'un récit ou d'une fable. En ce lieu psychique, pour les nations modernes, s'institue le logos des nations. La psyché y parle d'elle-même, elle rassemble l'être auprès de soi. Prise dans ce logocentrisme, chaque nation peut devenir une exception, un exemple.
4. La mutation d'aujourd'hui. Vers la fin du 19ème siècle, une mutation majeure a touché les communautés, ce mot étant pris dans sa signification la plus large (y compris religieuses, de genre, etc.). On a contesté, voire renversé des concepts essentiels, organisateurs, de la communauté politique (par exemple : ami / ennemi, fort / faible, dominant / opprimé, proche / lointain). Les appartenances s'en sont trouvé décalées, menacées. De réelles, effectives, elles sont devenues virtuelles. On est entré dans la culture du "peut-être" où, peu à peu, chacun finit par se dire : "Est-ce que j'appartiens à cette communauté? . Dans la deuxième moitié du 20ème siècle, une autre mutation, sans précédent, a touché l'éthique, le politique et le juridique. Avec la notion de crime contre l'humanité, une communauté virtuellement universelle s'érige en tribunal mondial, infini. Elle exige, devant les médias, l'aveu, la confession, le repentir. Les Etats-nations, qui comparaissent eux aussi devant cette instance, doivent justifier leur légitimité, toujours mise en question. Avec les nouvelles technologies, la virtualisation franchit une nouvelle étape. Tous les lieux sont désorganisés, y compris ceux du savoir et de l'université (lieux de discussion, de communication, d'archivage, etc.), ce qui met en question la possibilité même du "vivre ensemble".
5. Politiques de l'amitié. Il suffit d'énoncer une phrase, de chercher à convaincre, à démontrer, à produire un effet, pour qu'un lien s'instaure avec un destinataire, et virtuellement plus d'un. Promettre l'amitié, c'est déjà appeler à un projet de communauté politique - même si ce projet est suspendu à un peut-être, même si c'est une folie. Cette communauté, selon Derrida, ne supporterait ni réciprocité ni ressemblance. Elle ne rapprocherait que des amis "tout autres", des amis de la solitude, sans lien, ni reconnaissance, ni égalité, ni proximité, ni parenté. Ces amis d'une communauté impossible, anachorétique, pourraient se conjoindre sans renoncer à leur singularité. Ils resteraient séparés tout en riant ensemble, ils partageraient silencieusement des jouissances disjointes, dissociées, hétérogènes. Une communauté qui mettrait en avant le juste mot d'amitié romprait avec le principe d'équivalence, avec tout calcul et toute appropriation amoureuse.
6. (In)appartenances. Pour Derrida, la question de l'appartenance a toujours été sensible. A quelle tradition, à quelle communauté, à quel groupe, à quelle institution, accepterait-il d'être rattaché? Tout se passe comme si le thème du "X sans X", de l'appartenance sans appartenance ou de la communauté sans communauté avait été inventé, développé et déployé, pour répondre à cette question - y répondre sans qu'aucune réponse ne l'enferme dans une fraternité ou une solidarité dont il serait redevable. Dès son enfance, la question du "nous" était posée par le contexte géographique, culturel et religieux dans lequel il vivait. Etait-il français ? Algérien ? Juif ? D'un côté, il ne s'identifiait pleinement à aucune de ces appartenances, mais d'un autre côté, il ne pouvait contester une proximité, une "préférence pour le proche". Il est souvent revenu sur cette tension. Comme un autre Abraham, il s'est déclaré prêt à sacrifier le plus proche (son fils, la loi de la maison) au nom du plus lointain (le tout autre). Préférer ses proches est impardonnable, mais indéniable. C'est une décision irrécusable prise avant nous, sans nous. Elle régit pour lui son rapport à la langue française (Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne), et aussi sa position à l'égard du judaïsme. Je suis Juif, déjà et depuis toujours, déclare-t-il. Bien qu'elle ne soit jamais assurée, cette appartenance (sans appartenance) au judaïsme est pour lui incroyable, inouïe, ineffaçable. Il s'en garde, et pourtant il la garde en lui, comme un secret qui lui a été confié.
7. Une autre alliance. Devant les échecs de la démocratie libérale, il préconise une "nouvelle Internationale" : une alliance sans institution, ni communauté, ni appartenance, qui prenne en compte le caractère irréductible des singularités. De nouvelles Lumières, pour les siècles à venir, pourraient concevoir un tel lieu intempestif, sans statut, sans titre, sans nom, sans rassemblement assuré, sans intersubjectivité, sans réciprocité, un lieu discret, presque secret, où la responsabilité pourrait se dire dans une langue étrangère. Un tel lieu pourrait ressembler à une certaine communauté sans communauté, née du vivant même de Jacques derrida : celle de ses lecteurs.
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-------------- Propositions -------------- -Le "commun" (appartenance communautaire) présuppose un "nous" qui inscrit l'autre dans une alliance à laquelle il ne peut qu'acquiescer -L'éthique de la parole vive entretient un leurre : celui d'une présence maîtrisée à portée de voix, dans la proximité immédiate d'un voisinage -Il n'y a rien de naturel dans la parenté ou la fraternité; le lien de naissance est un fantasme, qui engage dans l'ordre du serment, de la croyance et de la foi -Unis par un lien testamentaire (fidélité à la mémoire des morts et aux spectres des pères), les frères ne peuvent penser une vérité qu'en oubliant le "peut-être" -Dans la fraternité ou la citoyenneté, un lien mystique, obscur, fonde en nécessité l'égalité de droits sur l'égalité de naissance - ce qui peut justifier la pire xénophobie -Il suffit que soit présupposée une décision relative à la question "Qui est l'ennemi?" pour que le politique envahisse et surdétermine toutes les strates de la communauté -La modalité du "peut-être" est quasi-transcendantale : il suffit de construire le concept politique de l'ennemi pour que, virtuellement, la communauté soit instituée -Toute communauté est une "commune auto-immunité" : témoignant de l'héritage pour lequel elle se sacrifie, elle est travaillée en silence par la pulsion de mort -On ne peut se protéger du mal radical par la fraternité, car la fraternité peut, elle aussi, se retourner en hostilité absolue -Vers la fin du 19ème siècle, dans un monde qui ne tient plus ensemble, une mutation livre à la folie, au chaos, les concepts organisateurs de la communauté politique -Le concept de crime contre l'humanité, qui garde la mémoire de la Shoah, conditionne la mutation sans précédent qui affecte aujourd'hui le "vivre-ensemble" -Aujourd'hui, une nouvelle étape de la virtualisation déstabilise la communauté universitaire et désorganise ses lieux -Je ne peux m'interroger sur l'époque contemporaine, "la nôtre", qu'en m'adressant à un destinataire pour lequel je suppose à l'avance, par fiction, qu'il appartient à ce "nous" -Dire "Je suis seul(e)", ou "Il y a du sans-monde", c'est prendre acte de la singularité / déconstructibilité de chaque monde, du monde de chacun -Rien n'assure, d'un vivant à l'autre, qu'il y a un monde; à tout instant peut survenir la fin d'un monde (la mort), et aussi la fin du monde en général, "en tant que tel" -"Il faut vivre ensemble", dit-on; mais ce commandement commande de faire l'impossible -La préférence pour le proche est injustifiable, impardonnable, mais aussi indéniable - on ne peut que l'avouer -Quand le monde s'en va, quand il fait défaut, je dois t'y porter, faire venir le monde au monde comme s'il y avait un monde juste, comme si nous habitions le même monde -Jacques Derrida élabore, dès ses premiers textes, une topologie paradoxale de l'appartenance -Pour Kant, le monde est une idée régulatrice de la raison qui ne tient qu'à un "comme si" -Jacques Derrida : "Je n'ai qu'une langue, et ce n'est pas la mienne" -Quand la responsabilité s'annonce, c'est dans une langue étrangère à celle que la communauté peut déjà entendre -"Geschlecht" est un mot intraduisible dont le champ sémantique recouvre les appartenances de sexe, race, espèce, genre, souche, famille, génération, généalogie, communauté, ... -L'axiome de la lecture heideggerienne, c'est qu'un lieu (Ort) de rassemblement, une pointe indivisible, oriente toutes les forces -"Ein Geschlecht", qui oriente l'imprononcé de Trakl selon Heidegger (le lieu du Gedicht), oriente aussi l'imprononcé de Heidegger selon Derrida -Promettre le retour à la simplicité d'un "coup" initial (Schlag), au frayage matinal d'un Geschlecht, tel est l'ultime fondement du nationalisme -En pensant l'"allemand" depuis une origine qui le déborde, Heidegger reproduit l'ambiguité de tous les discours nationalistes -Pour interpréter la corruption du "Geschlecht" comme chute, malédiction, Heidegger doit présupposer un lieu originel, univoque, qu'il hérite de Platon et du christianisme -La malédiction de l'espèce humaine (Geschlecht), en décomposition, consiste en ceci que, dans la dissension des sexes, elle est frappée jusqu'au déchirement -Toute promesse d'amitié laisse entendre un projet de communauté politique, qui appelle plus d'un destinataire à se lier -Une justice qui romprait avec le principe d'équivalence ferait signe vers une équité dont le juste nom serait "amitié", au-delà de tout calcul et de toute appropriation amoureuse -Il vaut mieux qu'entre amis l'alliance soit silencieuse; ensemble mais séparés, conjoints et dissociés, ils se taisent pour garder leur amitié -Séparés l'un de l'autre, irrémédiablement solitaires, les amis se taisent ensemble, dans le rire éclatant de leurs deux jouissances partagées, disjointes, hétérogènes -Dans la "communauté" des amis, l'ami est tout autre : c'est un ami de la solitude - sans lien ni reconnaissance, ni réciprocité, ni égalité, ni proximité, ni ressemblance, ni parenté -La fondation de toute société humaine répond à une violence pré-originaire, une vengeance de Dieu qui peut toujours faire retour -Vivre ensemble, rassemblés dans une nation, exige, à même la mémoire, l'oubli des violences originaires qui fondent la nation -"Psyché" est le lieu psychique d'une fantasmatique pulsionnelle où se stabilise l'"esprit" ou l'"âme" des peuples, et où s'institue le logos des nations -Le logos parle, spontanément, de son propre chef; il parle de lui-même pour rassembler l'être auprès de soi, sans méta-logos -En déconstruisant le schème généalogique de la démocratie, on réaffirme la force inconditionnelle qui, ici et maintenant, prend en compte les singularités anonymes et irréductibles -Derrida préconise une "nouvelle Internationale" : alliance sans coordination, sans communauté, sans appartenance et sans institution, dans la fidélité à l'esprit de Marx -Appartenir sans appartenir à la communauté sans communauté des lecteurs de Derrida, c'est une expérience politique de dissidence, contre-culture, résistance -La promesse du Démiurge laisse place à un "nous" indérivable, sans rassemblement assuré ni intersubjectivité, sans communauté ni réciprocité -"Être juif", c'est l'expérience d'une proximité irrécusable, indéniable, décidée pour nous, avant nous, mais sans que soit jamais assurée une appartenance stable au judaïsme -La circoncision est une alliance dissymétrique, sans contrat, à laquelle le nouveau-né souscrit avant même qu'il ne parle -Injonction faite au Juif non communautaire : "Garde le Juif en toi, Garde le secret qui t'a été confié, Garde-toi du judaïsme" -Appartenir au judaïsme est incroyable, inouï et ineffaçable |
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Création
: Guilgal |
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Idixa
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Derrida DerridaCommunaute AA.BBB DerridaCheminementsQD.CO.MMU PolitiqueAutreCD.KFG OeuvreMethodeCE.LED BC_DerridaCommunaute Rang = zQuoisCommunauteGenre = - |
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