Cette mutation touche le champ politique et celui de la communauté "en général", c'est-à-dire tous les modes de partage et d'appartenance. La liste proposée par Derrida est très large : religion, famille, ethnie, nation, patrie, pays, Etat. En incluant tout ce qui touche à l'aimance (amour et amitié), publique ou privée, elle déborde ce qu'on désigne habituellement par "communauté". Elle s'élargit à l'humanité même, et aussi à l'ordre du discours, du texte, de la philosophie, de toute spéculation théorique.

Qu'est-ce qui arrive, donc, dans cette communauté "en général"? C'est que l'identité élémentaire des mots de la langue est contestée, renversée. Cela vaut pour les concepts comme pour tous les éléments sémantiques. On peut les dissoudre à l'analyse, les réduire, faire passer les contraires l'un dans l'autre (ami / ennemi, fort / faible, hégémonique / opprimé, etc.). Il n'y a plus de lieu rassurant, aucun champ n'est à l'abri de cette perversion. Le monde ne se ferme plus, il semble livré au désordre, à l'aléa. Toutes les appartenances sont menacées, et aussi l'unité de tous les champs.

Il est des auteurs qui témoignent de cela, comme Nietzsche, et plus récemment Bataille, Blanchot, Nancy. Leur pensée se déploie autour de formulations paradoxales, comme le "X sans X" (communauté sans communauté, fond sans fond). Quand les concepts classiques se dissolvent, ce qui s'ouvre est une bouche béante, sans voix.

Nous sommes tous traversés par cette secousse qui résonne en nous, nous oblige à réfléchir. Il y a urgence, c'est une question de responsabilité. Mais peut-on accorder à cela une axiomatique, un système de valeur? Peut-on opposer à cela autre chose qu'un rapport sans rapport, une communauté sans communauté?