Il faut l'égalité - dit l'ami des hommes invoqué par Kant à propos de l'amitié au sens noble, l'amitié parfaite et morale. La Révolution française a hérité de cet impératif de solidarité pragmatique et humanitaire qui n'est pas seulement une idée, mais une exigence sensible. Il faut la démocratie universelle, la paix perpétuelle, le cosmopolitisme, en déduit Kant. Les frères en font le serment : pour le bonheur de tous, nous acceptons de nous soumettre au père universel. Cette structure d'amour et de respect réciproque héritée du christianisme (ou promise par le christianisme), la Révolution française a entrepris de la mettre en oeuvre dans l'histoire, dit Derrida. Mais la mise en oeuvre témoigne aussi de ses tensions ou contradictions : d'un côté le frère est celui du peuple, de la famille, de l'ethnie; et d'un autre côté le même frère porte irréductiblement une dimension universelle, une démocratie à venir, qui fait de lui un lieu de substitution, de remplacement, de supplémentarité.

En France, avant, pendant et après la Révolution, la fraternisation et l'affranchissement se sont alliés à l'Etat, la nation, la politique, la culture, la langue. La France se voulait une civilisation, une famille, et en même temps le lieu où tous les peuples prennent naissance. La Révolution voulait mettre fin aux spectres christiques, une fois pour toutes, mais il ne suffisait pas d'enterrer les morts.