Derrida
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de Jacques Derrida

Un seul mot - ou un syntagme.

         
   
Derrida, le sacrifice                     Derrida, le sacrifice
Sources (*) : La pensée derridienne : ce qui s'en restitue               La pensée derridienne : ce qui s'en restitue
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 27 juillet 2015 Orlolivre : comment ne pas (se) sacrifier?

[Derrida, le sacrifice]

Orlolivre : comment ne pas (se) sacrifier?
   
   
   
                 
                       

1. Inscription dans une circularité.

Alors que le don ouvre la possibilité d'une pure dépense, d'une dissipation inutile, le sacrifice implique toujours un échange. Prescrit par la loi, programmé, obligé, il déclenche une circulation contractuelle, une justice distributive, un bénéfice, une protection ou un statut. En échangeant des objets, des choses ou des symboles, le sacrifiant prend acte de l'impossibilité d'un don pur. Il est en attente d'une gratification, d'une maîtrise. La structure sacrificielle légitime l'appropriation ou la domination. Il est interdit de tuer les hommes, mais, dans la vie courante, on peut manger, incorporer les animaux, les végétaux et le vivant en général. Grâce au sacrifice, il n'est pas question de crime dans le rapport à ces vivants, mais de rituel, d'économie, voire de transcendance. On n'assume pas la responsabilité de ce qu'on sacrifie.

Cette structure vaut même quand la dimension d'échange est dissimulée ou inapparente. Un mendiant par exemple, ou un fou, ne semble avoir aucun rôle dans la production ni la circulation des richesses. Mais cela ne change rien au fait qu'il occupe une place déterminée dans l'espace social. S'il appelle l'empathie ou la charité, c'est en tant qu'exclu ou que sacrifié. Comme figure de la demande de l'autre, sa fonction est symbolique. L'aumône n'est pas un don pur. Elle est réglée par des rites, des calculs, elle appelle la promesse d'une contrepartie.

 

2. Religion, communauté.

Le paradoxe du sacrifice, c'est qu'il est à la fois une violence et une quête de pureté. Pour protéger la communauté des infections et des contaminations, pour préserver le vivant, l'indemne, le sain et le sauf, il faut détruire ce qui pourrait les menacer. C'est une injonction, une exigence : tuer pour sauver l'interdiction de tuer, prescrire le meurtre pour sauver l'intégrité du vivant. Le bouc émissaire, comme le pharmakon grec, est nourri par la Cité. Par son sacrifice, c'est la pureté de la Cité qu'on croit sauver. Mais avec ce sacrifice, la pulsion de mort travaille, en silence, la communauté. Tout héritage, toute "authenticité" commune occupe cette place du bouc émissaire : pour survivre, il faut protéger ce qui met la survie en danger, afin de l'éliminer.

 

3. Le sacrifice dans la Torah.

Dans la Genèse, il suffit d'un acte de nomination pour faire entrer le vivant dans l'échange sacrificiel. Après cet acte, accompli par Adam sur l'ordre de Dieu, l'humain proclame sa supériorité et sa propriété sur la vie animale. Quand le nommé reçoit la nomination, il est déjà mourant, remplacé par un nom. Chacun, homme ou bête, doit se soumettre à ce sacrifice. Alors qu'Abel (le berger) accepte de sacrifier un animal pour Dieu, Caïn (le cultivateur) ne peut proposer que des végétaux. Dieu interprète ce comportement comme un rejet du sacrifice animal. Pour punir cette faute, il refuse le don de Caïn, ce qui paradoxalement précipite le végétarien dans le meurtre. Et quand, après la destruction du Temple, le sacrifice animal (korban, un mot qui signifie proximité) devient impossible pour des raisons politiques, il est remplacé par la prière. On comprend alors que Caïn a été puni pour avoir refusé de se rapprocher du pur (ou de Dieu). Sacrifier, c'est éliminer ou exclure ce qui fait obstacle à ce rapprochement. L'opération sacrificielle entretient la circularité, elle garantit la pérennité de l'échange, de l'alliance entre visible et invisible. La faute de Caïn, c'est qu'avec Dieu, il n'est pas entré dans un échange.

Avec ce qu'il est convenu d'appeler le sacrifice d'Isaac, ou sa ligature, le cercle est rompu. C'est l'héritage d'Abraham, auquel nous sommes tous, irrévocablement, assignés. Abraham accepte de donner la mort à son fils, sans aucune compensation, sans se justifier devant autrui, en gardant le secret sur ses motivations au moment du pire sacrifice. Rompant avec l'éthique courante, il s'engage dans une alliance singulière, sans autre contenu, ni sens, que cette alliance. Sa responsabilité est illimitée, inconditionnelle. Mais l'acceptation d'un devoir absolu, infini, inouï, sans contrepartie, est intenable. Dieu se rétracte et restaure la logique de substitution : le bélier à la place du fils. Même si d'autres Abraham peuvent toujours surgir, même si le souvenir de la ligature, sa trace, ne peut jamais être effacé, le dernier mot revient, dans le texte biblique, à la logique du sacrifice.

 

4. L'économie chrétienne.

Avec le christianisme, c'est une autre économie du sacrifice qui s'institue, celle où le calcul infini prend la relève du calcul fini. "Ton père qui te voit dans le secret, te le rendra" dit l'Evangile. Il voit tes bonnes et tes mauvaises actions (finies), mais il te les rendra (à l'infini). Même si tu agis dans le secret, il te verra, il mesurera l'étendue du sacrifice. Tu es pour lui une personne distincte, unique, responsable. Il saura reconnaître ta bonté et ton repentir, il te jugera et te récompensera par le salut. Au-delà de la foi, cette logique de la culpabilité s'est généralisée en Europe. Les bonnes consciences en appellent à l'éthique. Mais le paradoxe d'Abraham, incontournable, c'est que chaque décision responsable, généreuse, est aussi une trahison, un sacrifice de l'autre. Aimer le prochain, c'est abandonner, voire haïr le lointain. La ligature d'Isaac ne s'achève pas, elle se poursuit tous les jours. Ce moment chrétien d'oubli de soi, qui excède l'économie du sacrifice, le prolonge aussi - une contradiction ou une tension qui se retrouve dans la littérature.

 

5. Le sacrifice dans l'oeuvre derridienne.

On ne peut comprendre la place du sacrifice dans l'oeuvre derridienne qu'à partir de ce qu'il dit sur le sacrifice de peau par lequel il a été, lui-même, corporellement affecté. La circoncision, dit-il, "je n'ai jamais parlé que de ça" (Circonfession p70) (v. aussi ici). Quand il parlait de limites, de marges, de marques, de marches, de clôture, d'anneau, d'alliance, de don, de sacrifice, de couture, etc., il ne parlait que de ça, de circoncision. Pourquoi? Notamment parce que la circoncision, elle, elle est inscrite dans son corps, à lui. C'est ainsi que dans son oeuvre à lui, le sacrifice s'inscrit : circoncision. L'entrée dans la communauté, dans l'échange, a pour corrélat le rejet du prépuce, ce petit morceau qu'on jette, qu'on perd, et qui n'entre pas dans l'échange. Il faut qu'il y ait les deux : la dimension sacrificielle avec la série des incarnations de la dette (bénédictions, transmissions, citations, échos, figures, représentations, substitutions), et le deuil absolu, l'exclusion radicale. S'il faut éliminer, supprimer, jeter, refouler, c'est pour respecter la loi (car on ne peut pas tout dire), mais c'est aussi pour la ruine, l'apocalypse, qui échappe à tout sacrifice organisé. Il n'est d'oeuvre que prise dans cet intervalle, dans cette transition impossible, cette responsabilité sacrificielle.

 

6. Excéder le sacrifice.

Le sacrifice le plus courant, dans les rites religieux, est celui de l'animal. Il est loin d'avoir disparu, et pas seulement dans les modalités d'abattage exigées par le judaïsme ou par l'Islam. L'élevage des animaux pour l'alimentation des humains en est le prolongement. C'est là qu'aujourd'hui, la question du sacrifice se pose avec une acuité inouïe, sans précédent. Dans le droit, l'éthique, la science ou la politique, le rapport à l'animal se transforme. D'un côté, on continue à sacrifier le vivant dans l'industrie ou l'expérimentation animale, mais d'un autre côté, les limites entre biologie, zoologie, anthropologie et histoire sont fragilisées. La violence à l'égard des animaux est extrême, mais on n'a pas rompu avec la sacralisation de la vie, qui reste une valeur transcendantale, divine, sacro-sainte. Alors que la souffrance animale s'est aggravée dans des proportions inimaginables, les frontières qui permettaient à l'homme de se distinguer des autres vivants se brouillent. Cette situation oblige à reconsidérer l'économie générale du sacrifice. Qu'est-ce qui, au-delà de la vie, témoignant du non-vivant qui l'excède, vaudrait plus que la vie? Il est impossible d'abolir le sacrifice dans toutes ses dimensions, mais on peut l'excéder.

Pour inscrire la parole dans le discours, il faut sacrifier ce qui en empêche la réitération. Ce serait le cas d'une langue dite sacrée, une langue qui, disposant encore du pouvoir de nommer, produirait une infinité de sens nouveaux. Il faudrait, pour parler, sacrifier cette langue. Mais la parole insiste, elle prolifère, elle se dissémine. Il faudrait encore, pour parler, sacrifier ce sacrifice.

 

 

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Propositions

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Le sacrifice se distinguera toujours du don pur : la destruction s'y échange contre un bénéfice, une protection ou un statut

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Le pharmakon est un "bouc émissaire" nourri par la cité, puis sacrifié pour la purifier d'une infection après une crise

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Toute communauté est une "commune auto-immunité" : témoignant de l'héritage pour lequel elle se sacrifie, elle est travaillée en silence par la pulsion de mort

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Tous les discours des cultures occidentales concernant les animaux ont une structure sacrificielle

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Dans sa duplicité, son ellipse originaire, la religion exige et exclut le sacrifice et la prière

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Donner le nom, c'est encore sacrifier du vivant à Dieu

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Pour qui assume la responsabilité personnelle, ni le sacrifice d'Isaac, ni la parole de Luc exigeant des disciples la haine de leurs proches, ne peuvent être effacés

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Dans l'économie chrétienne du sacrifice, cette étrange économie du secret, un calcul infini prend la relève d'un calcul fini

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La possibilité de la littérature tient à ce moment chrétien, abrahamique, où l'on croit pouvoir excéder l'économie du sacrifice

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Tous les jours, pour chaque décision de chaque homme ou femme engageant l'éthique et la responsabilité, le sacrifice d'Isaac continue, mettant en jeu le paradoxe d'Abraham

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Il y a, à l'origine du dessin, deux logiques de l'aveuglement : transcendantale (sa condition de possibilité) et sacrificielle (son économie)

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En se faisant, une oeuvre s'endeuille elle-même : il faut jeter, sacrifier, exclure

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Il faut, pour parler, sacrifier la langue sacrée - et sacrifier aussi ce sacrifice

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En déconstruisant l'héritage, nous habitons le paradoxe d'une responsabilité sacrificielle : risquer une expérience de la langue qui fasse revenir les forces qu'elle refoule

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L'épreuve d'Abraham porte sur sa capacité à garder un secret au moment des pires sacrifices : donner la mort à son fils, renoncer à la promesse d'avenir qui lui a été faite

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Avec l'épreuve d'Abraham, il y va de l'engagement à rester fidèle à une alliance inconditionnellement singulière, sans autre objet, ni contenu, ni sens, que cette alliance

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Il y a dans le sacrifice d'Isaac un appel à un devoir absolu, infini, inouï : la moralité même, inconditionnelle, là où elle met en jeu le don de la mort donnée

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Axiome absolu : il faut qu'Abraham soit exposé en secret, en silence, à l'expérience du mal radical, du crime impardonnable, pour que soit nouée avec Dieu une alliance singulière

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Il n'y a pas un péché originel, mais deux : pour Caïn, ne pas avoir préféré le sacrifice animal, ne pas avoir offert la chair sacrificielle

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Le talith est comme le vivant : c'est la possibilité de l'auto-affection

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Les hommes sont engagés dans une mutation inouïe, sans précédent, de leur rapport aux animaux et aux limites entre biologie, zoologie, anthropologie, vie/mort, technique, histoire

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La dignité de l'homme, c'est que, en témoignant du non-vivant qui l'excède (loi, Dieu, transcendance), la vie ne vaut qu'à valoir plus qu'elle même

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