1. L'autre, évoqué.
Avant tout lien social, toute parole, tout langage, dans un lieu désertique dépourvu d'orientation, de route, de chemin, un lieu vide, originaire, plus originaire encore que l'archi-originaire, s'ouvre la possibilité d'une révélation de l'autre (ou révélabilité). Cet autre invisible a toujours été là comme un ami silencieux, un ami qui oblige à tendre l'oreille, ouvre à l'audition, au sens et à l'appartenance. Depuis toujours, cet autre aura déjà dit "oui". Il aura fallu répondre à cette interpellation, le porter, lui faire crédit, s'engager, signer - c'est l'acquiescement le plus originel, le plus fondamental, et aussi le plus inconditionnel. Depuis toujours, il aura fallu s'inscrire entre deux oui : celui qui s'adresse à l'autre pour lui demander de dire "oui", et le "oui" de cet autre, qui aura déjà été impliqué dans le premier "oui". Il aura fallu le respecter, lui faire confiance, s'engager devant lui, accepter son témoignage. Le porter, c'est s'adresser à lui, donner à sa voix une portée, et c'est aussi l'accueillir, le soutenir, le mettre en oeuvre. Ansi tout vivant, dès le premier matin, accueille et porte auprès de lui, chez lui, en lui et aussi hors de lui un autre hétérogène, singulier. Même s'il n'en retrouve plus la trace avec certitude, il en reste un sillage qu'il entend. S'il s'efface, s'il se perd, il le porte à nouveau. Quels que soient les ratures, les défaillances ou les manques, l'autre est présent, mais comme absence, dissimulation, détour.
On peut l'évoquer sous de multiples figures. Exemples : un ami mort dont le souvenir résiste au deuil, une feuille qui se replie sur elle-même, la marque d'un espacement ou d'un déplacement, un support ou un fond qui résiste, se fait subjectile, un lieu à partir duquel penser (par exemple la philosophie), ou encore un texte, un ouvrage, une production, une photographie (sous l'aspect du "référent"), n'importe quel artefact. En lui accordant crédit, c'est la différance que j'accueille en moi. Avant toute décision, toute responsabilité, je m'inscris dans un lieu courbe, énigmatique, une alliance, un rapport dissymétrique, incontrôlable et incontrôlé. Dès que je parle en mon nom, c'est lui qui apparaît comme tel; et si je le combats, je me combats moi-même (auto-immunité).
2. L'autre irréductible.
Cet autre, qui s'écrit avec un petit a, est le prochain, et aussi le tout autre. Il n'a ni visage, ni genre, ni nom. Imprévisible, incalculable, il est celui qui, sans même être présent, promet, donne, décide de la loi, de l'amitié, de l'amour, soutient les croyances et la vision. Il est aussi celui qui menace, fait peur et entretient l'angoisse. Son altérité résiste à toute intériorisation, subjectivation, idéalisation. Il ne peut même pas être posé. On peut toujours tenter de s'y identifier, aucun trait ne l'épuise. Il reste indivisible, absolument irréductible. Son identité ne se ferme pas sur elle-même.
Dans le texte métaphysique (le texte courant, celui de la présence à soi), une trace impensable est inscrite, oubliée. Chaque fois que je parle, que je m'entends parler, par auto-affection, je fais l'expérience d'une transgression. J'appelle l'autre texte (innommable, informulable) qui excède le texte courant. Chaque fois que je me touche, je touche aussi un autre. Il s'imprime en moi comme une autre présence. Présent/absent, il est spectral, ni vivant ni mort. Je ne m'adresse à lui qu'indirectement (par hantologie plutôt que par ontologie).
Dans toute pensée allégorique, qui dit autre chose que ce qu'elle dit, il y a de l'autre. Une mémoire résiste en elle, préoccupée par une trace irréductible qui défie toute appropriation. Dans toute écriture, cette marque illisible, indéchiffrable à elle-même, porte en elle son autre (re-marque). On ne pourra la déchiffrer que selon une autre loi, depuis la place de l'autre qui est celle où "Je suis mort".
L'autre surgit du dehors, salutaire et dangereux comme un pharmakon. Ni incorporé, ni introjecté, il reste en moi. Pour que je l'expérimente comme autre, il faut que je ne puisse pas en faire le deuil. Sans lui, je ne pourrais pas survivre. Après ma mort, il pourra faire de moi et de mes restes sa chose, et c'est alors, quand je serai parti, décédé, passé, trépassé, qu'il surgira comme tel.
3. L'autre qu'on accueille.
Aucune théorie du sujet ne peut rendre compte d'une décision. Chaque décision est un commencement absolu, une exception qui ne vient pas de moi, mais de l'autre en moi. Si l'autre était entièrement programmé, s'il suivait toujours les règles d'un algorithme pré-établi, il ne pourrait y avoir aucune décision - ce serait la loi du pire, le mal radical. Il faut donc que l'autre reste libre, je l'affirme, je le prescris. Ainsi chaque décision, chaque prise de responsabilité, est un don qui ne se fait pas en mon nom, mais au nom de celui auquel je m'adresse (l'autre).
Quelle est la meilleure manière, la plus respectueuse et la plus donnante, de se rapporter à l'autre? Aucune règle définitive ne donne la réponse. Tout ce qui prétend à l'universalité, qu'il s'agisse d'apprendre à vivre, du bien manger ou du juste, s'adresse toujours à la singularité de l'autre. La justice puise sa source dans la singularité. Elle devrait inventer, chaque fois, une règle, elle devrait chaque fois s'adresser à l'autre dans sa langue, chaque fois s'interroger sur les limites de son appareil conceptuel, chaque fois se demander d'où elle vient, dans quel idiome elle parle, quelles sont ses déterminations et son héritage. Chaque fois, elle devrait reconnaître sa fragilité, sa vulnérabilité, s'affranchir de son savoir.
4. Il faut de l'autre.
Un certain héritage exige l'ouverture. Ce n'est ni un choix ni une obligation morale, c'est une culture économico-politique, où l'accumulation des savoirs et des valeurs croise celle du capital. L'Europe, ce petit cap eurasien, est affecté d'ouverture, il s'ouvre lui-même sur une autre rive, un autre cap. C'est la thématique de la démocratie à venir ou de l'éthique à venir, la loi hétéronomique de l'autre homme, de l'ouverture messianique. Tu acceptes l'indétermination de l'autre, tu lui dis "Viens".
Avec les principes dits inconditionnels, c'est à cet autre irréductible que j'ai affaire, pas à celui de la vie courante. Exemples : dans la visitation, quand je me transforme pour lui, au risque de perdre mon identité; dans l'hospitalité, quand j'évite toute question sur lui; dans l'amitié, quand je reconnais, dans l'ami, la préséance de l'autre (voire de l'autre comme tel); dans la tolérance, quand je me retire devant la distance de l'altérité infinie; dans l'exigence de justice, devant la demande muette, infinie, insupportable, de l'autre qui implore, ou quand je pense le monde dans la relation à la mort d'autrui.
L'autre peut aussi menacer, empoisonner, faire trembler. Il est aussi l'ennemi, la source de l'infection qui peut fasciner et aussi faire peur, paralyser.
5. On ne peut ni avouer, ni partager son secret, mais on peut l'inventer.
L'autre, absolument solitaire, témoigne d'un secret gardé en lui. Par serment, il exige que ce secret soit préservé, protégé. Dans la vie courante, il ne saurait être ni avoué, ni partagé - sauf de manière chiffrée, encryptée, comme un schibboleth.
L'autre n'est jamais évident. Il faut l'inventer - par l'émergence d'un mot ou d'une image, comme dans la psychanalyse ou la photographie, ou par l'arrivée d'un événement imprévu, inouï, un surgissement dans la poésie ou dans l'art. Ce qui surgit alors n'est pas l'autre qui est déjà inscrit dans la langue. C'est une extériorité incalculable, oblique, qui se dit dans une autre langue, une autre syntaxe. On peut parler de talent, de hasard ou de génie; mais même de cela, on n'est jamais sûr.
L'autre est donc aussi l'oeuvre de l'autre. Une puissance peut la faire venir à la lumière, celle qu'Hélène Cixous, pour la littérature, a nommée "toute - puissance - autre". Aporétique, cette puissance garde le secret tout en laissant parler ce que l'autre a de plus proprement sien : son propre temps. Pour l'oeuvre ou le poème qu'aucun monde ne peut soutenir, elle porte un monde. Quand je pense, je pense l'autre. On ne peut le dire qu'en tremblant, dans le battement de coeur de l'aimance ou dans le silence de l'amitié.
6. L'autre et le tout autre.
Tout autre est tout autre, dit Derrida. Dans tout autre, il y a un tout-autre infini, absolu, qui ouvre une dissymétrie infinie.
Il faut aimer l'autre, mais comme absent (c'est ainsi qu'on peut interpréter le prépuce, ce reste de la circoncision).
L'autre de la déconstruction n'est ni le Grec, ni le Juif; c'est l'autre du Grec et du Juif, et aussi le Juif en tant qu'autre.
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