1. Au commencement, rien d'autre qu'une adresse.
Il y a dans la pensée de Derrida une méditation sur l'"ex nihilo". De quoi ce qui arrive est-il l'effet? De rien. Cela vaut pour l'événement, le don, la nomination, et même l'amitié. En termes classiques, on poserait la question : "Comment peut-il y avoir création sans origine ni cause?" Et la réponse derridienne déplacerait la question du côté de l'adresse. Au commencement, il n'y a rien, ou rien d'autre qu'une trace, jamais présente, déjà effacée, inaccessible au savoir ou à la science. Il suffit qu'on s'adresse à un autre, au sujet de cette trace, pour ouvrir à autre chose qui reste à venir (toujours le rien). On peut déployer ce schème selon les chemins les plus divers : la khôra grecque, l'être heideggerien, le retard (ce qui se diffère dans la différance), le subjectile d'Artaud, le désert hébraïque ou, dans la philosophie, ce qui n'a pas d'horizon, doute à tout instant de son savoir et ne pose rien d'avance.
Il n'y a dans cette machine transcendantale de l'adresse (Foi et savoir p44) ni intention, ni don. Avant le commencement, avant la parole, avant même le mouvement d'auto-affection qui engendre la vie, le temps, la voix et l'être, ce qui a lieu n'est ni de l'ordre du partage, ni de l'ordre du don, mais il n'y aurait sans lui ni témoignage, ni confiance, ni langage, ni partage, ni don. L'adresse n'est l'effet de rien. Elle arrive, imprévisible et inexplicable. Il n'y a pas de mot juste pour la nommer. Le mot choisi par Platon dans le Timée, khôra, ne renvoie à aucun référent, aucune généalogie. On peut essayer de traduire ce nom dans la langue courante (lieu, place, emplacement, mère, nourrice, réceptacle, etc.), mais il n'a pas d'autre contenu que l'acte de la nomination pure. Ne se laissant pas concevoir à travers les schèmes anthropologiques du recevoir et du donner, il laisse entrevoir la place d'un au-delà de la dette.
2. Khôra.
Ce qui n'est rien n'a pas d'essence. La khôra platonicienne est un lieu limitrophe, sans histoire, d'une extériorité absolue. En ce lieu abstrait de l'espacement, la loi du propre n'y a aucun sens. Ce lieu ne désigne aucune chose, aucun étant. Il est étranger au sensible comme à l'intelligible. N'ayant ni forme, ni détermination, la khôra n'est même pas ce qu'elle est, elle n'est même pas rien, elle est comme rien. C'est un abîme, a-logique et anachronique, qui précède et excède toutes les oppositions du discours, auquel elle ne participe que sur un mode aporétique. Ce lieu en-deça de l'origine fait place à l'espacement. Là commence la dissémination, là survient le mouvement de la différance qui donne lieu aux oppositions, là, sans aucun fondement, commence l'éthique. Là se met en marche le théatre sans fin de l'oeuvre.
Parfois Derrida donne à ce lieu un autre nom grec : colpos. C'est le sein de la mère, la nourrice, le pli d'un vêtement ou le repli de la mer entre deux vagues. En ce lieu de genèse ou d'Immaculée Conception, avant toute signature, la vie s'affecte et se retire, le texte bat.
3. L'irruption du nom.
A l'origine de la loi, un événement a lieu qui inaugure l'interdit. Rien de racontable ni de prononçable, ni même de réel; rien de nouveau, et pourtant la loi est fondée. Jacques Derrida distingue Khôra (un nom) et la khôra (un mot). Avec Khôra, le nom fait irruption.
*{Dans son film, L'Éloge du Rien (2017),Boris Mitić écrit toujours Rien avec une majuscule. Il raconte les aventures du Rien, dont la voix off fait l'autobiographie, puisqu'elle est à la fois le Rien et celle qui en parle. }.
C'est un nom plus vieux, plus ancien que celui de la parole divine créatrice. "Viens" dit-il. Il invite à une mise en marche, en mouvement.
*{Stalker, le film de Andreï Tarkovski (1979), est aussi le lieu où Khôra appelle ceux qui se sentent l'obligation de venir. Ils n'ont ni les mêmes motivations, ni les mêmes espoirs, }.
Comme celui de Babel, ce nom déborde le langage. Il appelle, en secret, irréductiblement, au-delà de l'être, là où il est impossible d'aller. Il se pourrait que ce nom qui vient en plus, en post-scriptum, ce soit aussi celui de la déconstruction.
La khôra grecque [la place, un des noms du rien] est en affinité avec la nomination du Dieu des Juifs [le Lieu (maqom), un autre nom du rien]. Pour en parler, il faut inventer une autre langue, une autre syntaxe. Si ce Dieu a une voix, il parle dans un lieu vide (comme la loi), pour ne rien dire, tout en disant qu'il n'y a rien en-dehors de ce qu'il dit (le texte). En parler, c'est nommer une béance ouverte entre tous les couples institués. Khôra n'entre dans aucun de ces couples, elle n'est même pas leur autre.
La circoncision, ce jour où un nom est donné, pose la question du rien.
4. Autres lieux.
On peut trouver, dans la pratique du dessin, de la peinture ou de la photographie, un lieu d'incubation comparable à la khôra : le subjectile. Support et réceptacle de l'oeuvre, il s'attend à tout, mais n'est rien.
A chaque fois qu'à partir de rien s'ouvre une question qui ne s'arrête sur aucun contenu, aucune méthode (une question déconstructrice), un mouvement se met en marche. Ce qui précède le livre peut occuper cette place : qu'elle soit vide (la conception moderne du livre), ou qu'elle soit remplie par un prologue ou une préface. Au lieu de la khôra, le texte se dissémine.
5. Le désert.
Le lieu du rien est désert dans le désert, impassible, sans visage, abstrait. Encore plus ancien que le désert (antérieur à tout horizon, tout frayage, tout lien social), il ne se laisse ni humaniser ni théologiser - sauf peut-être par ce qu'il est convenu de nommer la théologie négative. En se voulant gardienne du vide, celle-ci tend à récupérer le "rien". Mais le rien excède toutes les déterminations, il est absolument souverain. Nul ne peut se l'approprier - tout au plus peut-on l'invoquer par la prière. Si Dieu n'a rien en propre, on ne peut rien en attendre, aucune autorité, si ce n'est le retour au désert même en tant que figure de l'aporie. Ainsi le désir de Dieu reconduit-il à la nudité de l'adresse.
6. Le rien à venir.
D'une part, ce qui excède notre époque (celle du logocentrisme, de la clôture du savoir) n'est rien, n'a pas de nom. L'époque à venir, qui rend l'écriture possible à partir de rien, ne veut rien dire. Rien n'y réside, elle est l'errance même. Mais d'autre part, y compris dans l'horizon phallogocentrique actuel, il existe un lieu, irremplaçable, paradoxal et aporétique, où peuvent venir toutes les substitutions. Dans le discours courant, ce lieu pourrait se dire, politiquement, l'ami de l'homme. Mais il y a d'autres façons de l'expérimenter : la démocratie à venir, la prière (cette expérience pure du rapport au rien), l'écriture, l'oeuvre. Il faut écrire dit Derrida, mais ce qui arrive par l'écriture n'advient qu'en s'effaçant, en devenant cendre.
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