1. Différance, déconstruction, dissémination.
Différance, déconstruction, dissémination, les trois concepts associés au nom de Jacques Derrida sont indissociables. Que le mot dissémination n'ait pas connu un destin médiatique aussi spectaculaire que les deux autres mots n'est pourtant pas sans intérêt, car ce qui se propage à travers elle, ce qui se multiplie irréductiblement, est difficilement appréhendable dans l'écriture courante, logocentrique. Il faudrait pour cela une autre écriture, disséminatrice - qui ne serait ni l'écriture usuelle, ni celle du savoir, ni même celle de la philosophie - si l'on assimile la philosophie à des systèmes d'oppositions duelles, des valeurs statiques. La dissémination ne nie pas ces systèmes, elle les déplace. Elle suppose qu'on ne rabatte pas l'hétérogénéité sur des distinctions, qu'on ne pétrifie pas les oppositions, qu'on ne donne aucune place au manque - car, dans la logique du signifiant, le manque joue comme signifiant transcendantal, métaphysique. La dissémination n'est pas seulement une histoire de mots, comme la polysémie. Elle n'a ni lieu, ni direction. Son indétermination n'est pas de l'ordre de la plurivocité langagière, mais d'une destinerrance dont il ne peut y avoir ni pensée, ni écriture rigoureuse.
Jacques Derrida ne compte ni par le un, ni par le deux (le binaire), ni par le trois (la dialectique). Tout commence par une doublure, un dédoublement, une mimesis d'un genre particulier, supplémentaire, qui prolifère à l'infini, une pratique du quatre ouverte à l'altérité absolue - qui repousse la limite, la circularité, le retour à soi-même. Un travail d'interposition et d'espacement se déploie. En répétant le mot "entre" qui fabrique et suspend les différences, un espace de dissémination se met en oeuvre, une syntaxe du plus, indécidable, se met en route.
2. Prolifération.
Avant la dissémination, il n'y a rien. On ne peut lui assigner ni origine, ni commencement (sauf peut-être Khôra, ce lieu de l'irruption du nom, si ce lieu n'était pas, lui aussi, rien). Il n'y a pas de première dissémination. Ce qui s'auto-affecte est déjà dispersé - comme le Dasein de Heidegger. Jacques Derrida propose l'image quasiment cabalistique d'une colonne tournoyante, invisible, qui s'extrait de la crypte et fait proliférer les lettres et les nombres. La colonne ne s'arrêtant jamais, les lettres ne reviennent pas à leur point de départ. Un retrait (tsimtsoum) maintient à jamais l'espacement qui génère le texte.
La dissémination est un mal, une dissension qui perturbe toute dualité, y compris (entre autres) la différence sexuelle. Hybride, biface, à la fois dedans et dehors, elle associe des éléments hétérogènes, inclassables (comme les fleurs de Jean Genet ou le point sur le "i"). En elle se généralise la théorie et la pratique de la greffe.
3. Non-présence.
La dissémination ne s'appuie sur aucune présence (ou sentiment de présence ou de certitude que pourrait procurer la parole, la voix). Elle met l'être à l'écart. Plus rien, au nom de la loi, ne vient arrêter l'écriture. Elle n'a pas de programme à finaliser, elle produit toujours plus de code, mais ce code n'est pas fait pour rester, il chute.
On ne peut jamais réduire un texte à ses effets de sens. L'écriture ne se laisse pas faire, elle résiste. Ou encore : il y a toujours un reste, une restance. On ne peut lire un texte seul, on le lit toujours avec ses marges. Cela conduit à mettre en question la fonction de la préface : un liminaire qui se lit comme un lieu de délitement du texte, où l'autre texte, qui n'est pas hors-texte, se rencontre. Si la dissémination marque des limites, ce sont celles de la rhétorique et du formalisme. Le texte y est sans-préface, sans identité à soi. Il affirme son dehors, il se dissémine à perte et à mort, sans jamais avoir été lui-même.
La dissémination résiste indéfiniment à l'ordre symbolique, comme elle résiste à tout effet de subjectivité. Elle le désorganise, le délite, le défait. Que signifie ici ce mot, déliter? Séparer la marque (le signifiant) du signifié, détruire l'unité du signe. Ce sont toutes les formes de la socialité, de la famille et de la culture qui sont affectées, déconstruites. Derrida ne nie pas la castration, au contraire, il affirme que son jeu ne s'arrête pas; il a même renoncé à le surveiller, le signifier, le représenter. Il faut faire un choix, suivre l'une des branches du chiasme : soit rester comme différance séminale (ce qui ne revient pas au père); soit se laisser réapproprier, sur la scène de la conscience, dans la sublimité du père. Sur la première branche, certaines valeurs (individualité, responsabilité) ne peuvent plus dominer.
En produisant une chaîne d'équivalences infiniment ouverte, la dissémination menace la signification. Aucun élément n'a de sens, ni de lieu, ni de trajet, aucun ne prévaut sur un autre, ni Dieu, ni phallus, ni signifié transcendantal. Un élément peut toujours se détacher de la chose et de la vérité, être emporté par la métaphore, crever l'horizon sémantique.
D'un côté, on ne peut pas se passer de référent, mais d'un autre côté, la dissémination suspend toute référence (Mallarmé). Il arrive aussi qu'une autre loi de référence sorte de son trou, revienne dans le texte (Lautréamont).
4. Sans condition.
On peut comparer la dissémination à la folie du don. Donner sans attente de retour, sans rationalité, sans s'inscrire dans une circulation économique ni symbolique. Un texte raconte une histoire de ce genre, qui le fait déborder de son cadre et partir en fumée.
Quand la dissémination est coupée de toute finalité, quand elle se déploie sans thème, sans texte, sans représentation, sans contenu ni signification, comme pur parergon, alors il y a en elle une beauté, une beauté libre, inconditionnelle.
5. Différence sexuelle.
Pour élucider la différence sexuelle, c'est de la dissémination qu'il faut partir, ou plus exactement de ce que Derrida appelle la jetée disséminale (Geworfenheit heideggerienne). Avant toute différence, y compris sexuelle, il y a déjà de la dissension. La dyade s'appuie sur cette dispersion préalable. Qu'on appartienne à l'un ou l'autre sexe, il faut obéir à la loi de l'hymen, qui est celle de l'éloignement du propre, celle qui écarte la référence. Dans le repli de l'hymen, là où l'union dans le mariage et le déchirement dans la défloration sont inséparables, dans cette inquiétante étrangeté, ce qui est le plus extérieur, étranger, hétérogène, est déjà en soi. A partir de là, la dissémination circule indéfiniment sur elle-même. Elle n'est limitée qu'à la marge, par pliure, et peut servir de matrice théorique pour analyser la sexualité féminine.
6. Aujourd'hui.
Aujourd'hui, la dissémination remet la philosophie en scène et son livre en jeu. Mais c'est une philosophie qui a perdu la tête, qui déborde de son sens, dont le texte prolifère, et avec lui le "je", ce simulacre d'identité. Elle ne complète pas la nature, mais elle s'y ajoute, dans le livre, hors-livre et sur la tranche du livre. Mais il ne faut pas prendre la dissémination elle-même pour une valeur transcendantale, un signifié originaire, un sens ultime. Le secret reste intact, dans l'obscurité.
Que dit la loi? Que le Tabernacle reste vide et la dissémination fatale. L'homme hébraïque a anticipé ce parcours. dans sa structure littérale (Ich), il a toujours été disséminé et il l'est toujours, à la façon d'une grenade.
Le projet orlovien se présente comme mouvement de dissémination, en surnombre par rapport au texte de Derrida et à quelques autres, à la façon dont lui-même avait commenté Nombres, en surnombre par rapport au texte de Sollers.
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