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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, le témoignage | Derrida, le témoignage | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | |||||||||||||||
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 19 janvier 2008 | Orlolivre : comment ne pas parler? | [Derrida, témoignage, attestation] |
Orlolivre : comment ne pas parler? | Autres renvois : | |||||||||||||
Derrida, serment, parjure |
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Derrida, la confession |
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1. Structure du témoignage. La structure du témoignage, qui est celle de la croyance en général, habite tout acte de langage. Comme le secret ou la responsabilité, elle est paradoxale. D'un côté, le témoin déclare qu'il a vu, entendu ou touché la chose dont il témoigne. Il affirme, ici et maintenant, le souvenir d'une perception passée, d'une chose présente en lui comme représentation, mémoire sensible. Il lance un appel : Vous devez me croire. Mais d'un autre côté, il faut, pour que cette déclaration reste un témoignage, qu'il puisse mentir, se tromper, avoir eu des hallucinations ou être de mauvaise foi. En effet si sa déclaration reposait sur un savoir objectivable, alors ce ne serait pas un témoignage, mais une preuve. En sollicitant la confiance de l'autre, je demande à être cru sur parole. Même si je suis de bonne foi, je ne peux pas supprimer la possibilité du mensonge, je m'expose au parjure. Mon témoignage est marqué par une équivoque indépassable. A la source de tout langage et de toute action, il faut demander pardon.
2. La preuve. Le statut de la preuve, lui aussi, est fragile. Toute "preuve" peut être ramenée à un témoignage ou une série de témoignages. Il n'y a pas d'autre fondement pour le jugement que cette croyance en lui, le crédit qu'on peut lui accorder, sa fiabilité, sa parole unique, appuyée sur une expérience, énoncée dans un idiome singulier. Nombreuses sont les fictions légales qui apparaissent comme objectives, mais ne tiennent qu'à des effets de témoignage. C'est le cas, par exemple, de la paternité, et aussi, selon Derrida, de la maternité [car il aura fallu que quelqu'un témoigne de l'accouchement]. Il résulte de cette structure qu'un témoin est à la fois irremplaçable, et absolument seul. Comme le dit Paul Celan, Nul ne peut témoigner pour lui, mais nul ne peut non plus rompre le contrat qui le lie à lui.
3. Le témoignage, condition de la croyance. Le sentiment du moi, l'adresse à autrui, la croyance en général, présupposent la possibilité du témoignage. Il faut que quelqu'un atteste de la vérité de ce que je ressens ou de ce que je dis, un témoin ou, s'il y en a, le témoin du témoin. Ce peut être un dieu, présent ou absent, en lequel j'ai foi, un témoin absolu nommé ou pas, au nom prononçable ou imprononçable, ou tout autre tiers que j'invoquerai ou que je convoquerai en tant que témoin afin qu'il me promette la vérité. Sans cette expérience irréductible de la croyance, sans cet engagement, cette confiance en ce tout autre auquel, de bonne foi, nous accordons crédit, on ne pourrait pas s'adresser à l'autre. Jacques Derrida nomme machine transcendantale de l'adresse (Foi et savoir p44) ce préalable de confiance sans lequel il n'y aurait ni crédibilité (ou fiduciarité), ni raison, ni lien social. Cela vaut pour un serment, un engagement, et aussi un enseignement ou un constat. Toute oeuvre, y compris dans le monde sécularisé et laïque, est prise dans cette nécessité. Ce régime archi-originaire de la foi testimoniale se tient au-delà du vrai ou du faux. En témoignent les rituels religieux comme la bénédiction, la prière, le désir de Dieu, et aussi le nationalisme ou les verdicts d'athéisme. Qu'est-ce qui nous garantit la pertinence de la différence sexuelle, sinon le témoignage de l'autre? Même la différence anatomique présuppose une foi qui déborde l'expérience, celle d'un rapport à l'autre énigmatique, qui ne lève pas son secret, mais que nous pouvons lire, interpréter (ce qui fait de nous des êtres sexués). Pour accéder à ce qu'on appelle la subjectivité, il faut un Dieu ou son tenant-lieu qui témoigne de mon intériorité, de mon intimité à moi. Il me serait impossible, sans lui, de garder un secret.
4. Ce dont l'oeuvre témoigne. Dans Poétique et politique du témoignage, texte écrit en 2000, Jacques Derrida soutient qu'un témoignage engage une expérience poétique de la langue. Un poème (ou une oeuvre) (1) parle du témoignage, tout en gardant le silence sur ce qu'il tient secret; (2) manifeste comme telle son impossibilité - puisque ce dont il témoigne restera à jamais inconnu pour celui qui le reçoit; (3) confie à l'autre, par une sorte de testament, la garde du secret. En appelant au témoignage de l'autre, à sa réponse, il témoigne d'un secret intraitable, hors d'atteinte. Il y a du secret dit-il; mais tout ce que je peux en faire, c'est témoigner qu'il ne répond pas. On pourrait appeler témoignance de l'oeuvre cette fonction d'adresse à l'autre qu'on retrouve aussi, par exemple, dans la célèbre déclaration de Cézanne, Je vous dois la vérité, Quelle vérité? Celle qui témoigne - sans dire et sans écrire - d'une alliance originaire, antérieure à tout produit ou objet symbolique, d'une fiabilité silencieuse qui ouvre la possibilité d'une autre présence ne reposant pas sur l'évidence de l'être, mais sur la crédibilité d'un témoignage.
5. Testament, parjure. La question du témoignage est aussi celle de la survie, du testament. Témoigner, c'est dire que ce qui a été présent peut survivre. Par mon existence, je témoigne que je suis l'héritier du langage, de la loi, etc... Je témoigne que j'ai la possibilité d'hériter. J'atteste de mon appartenance à une communauté qui ne peut survivre qu'à condition de préserver cet héritage - jusqu'au sacrifice s'il le faut. On ne peut jamais supprimer le risque qu'un témoignage se parjure ou nous trahisse. On ne peut pas écarter non plus l'éventualité qu'il disparaisse, qu'il soit détruit, qu'avec lui soit anéanti ce dont il témoigne (comme pour les morts innombrables de la Shoah, réduits en cendres).
6. Aujourd'hui. Par l'audiovisuel, les télé-techniques, le cinéma, l'Internet, l'enseignement, le documentaire - et aussi quelques pratiques artistiques ancrées dans la tradition, notre époque, par de puissants témoignages, tente de conjurer le risque de perte de la croyance en renouvelant et relançant ses spectres fondateurs. Eux-mêmes témoignent de la gravité de l'enjeu.
7. Religion. Le témoignage se situe au confluent des deux sources de la religion : l'indemne (sacralité) et le fiduciaire (croyance). Croire, c'est s'ouvrir à l'autre sans savoir ce qui en sortira, selon une structure messianique (une messianicité, mais dépourvue de tout contenu fixé à l'avance). Dans la tradition juive, le Shema Israel atteste de la possibilité même du témoignage, sans laquelle le lien fiduciaire qui unit le peuple serait rompu. Ma dignité, c'est de pouvoir témoigner de ce non-vivant qui m'excède (Dieu, la loi, la transcendance), et qui vaut encore plus que ma vie. Et même quand je décide d'interrompre ce lien, quand je succombe au désenchantement, je suis reconduit aux sources du religieux par l'expérience du non-rapport à l'autre.
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-------------- Propositions -------------- -Le témoignage est à la confluence des deux sources de la foi : en promettant la vérité par-delà toute preuve, il atteste de l'indemne (sacralité) et du fiduciaire (croyance) -Dans toute adresse à autrui, un témoignage est impliqué -Comme la bénédiction, la prière se tient au-delà du vrai et du faux; elle appartient au régime originaire de la foi testimoniale -Le sentiment du moi, son auto-affection ou sa jouissance ne tiennent pas à l'évidence du cogito, mais au témoignage d'un autre qui, avant tout acte de foi, peut trahir -Le messianique, ou messianité sans messianisme, est une structure irréductible, une expérience de la croyance qui fonde tout rapport à l'autre dans le témoignage -Notre essence, c'est que nous héritons du langage pour témoigner du fait que nous avons la possibilité d'hériter -La dignité de l'homme, c'est que, en témoignant du non-vivant qui l'excède (loi, Dieu, transcendance), la vie ne vaut qu'à valoir plus qu'elle même -Le poème témoigne d'une autre présence : une rencontre du "tu", qui laisse parler le maintenant-présent de l'autre -Dire "Je suis Juif" est paradoxal : c'est dire, en même temps "Je suis, singulièrement, le peuple élu"; et "Je témoigne de l'humanité de l'homme" -La différence sexuelle relève du témoignage, en tant qu'il déborde toute expérience et engage dans un sans-rapport à l'autre, celui de la foi -Il faut apporter des preuves, laisser ouvert le débat scientifique, mais au final c'est le témoignage qui compte, la parole non rivée à la vue -L'analyse du témoignage est peut-être la seule introduction rigoureuse à la pensée de ce que "croire" veut dire -L'expérience de la croyance présuppose celle du témoignage, du crédit qu'on accorde à la "bonne foi" du tout autre -Tout constatif s'enracine dans la forme générale de la testimonialité qui présuppose, au moins implicitement, un performatif -Etant exposée à une violence ou un abus toujours possibles (faux témoignage, mensonge, parjure, trahison, etc...), toute adresse à l'autre commence par une demande de pardon -La question du témoignage (testimonium) n'est autre que celle du testament (testamentum) : survivre avant et au-delà de l'opposition entre vivre et mourir -Il y a dans le témoignage une dimension irréductiblement sensible : celle de la présence passée de celui qui est présent, ici et maintenant, qui a vu et qu'il faut croire -Chaque adresse à l'autre est un témoignage, un testament : seul l'autre peut assurer, par serment, la garde d'un secret qu'il ignore -On ne peut partager ni prouver un secret : le témoin est seul, irremplaçable, nul ne peut témoigner pour lui -Paradoxe du témoignage : s'il est absolument sûr, il est considéré comme preuve et non plus comme témoignage -Tout témoignage responsable engage une expérience poétique de la langue -[Pour témoigner d'un secret non dit, inconnu, anéanti, au nom d'un témoin disparu, une oeuvre en appelle au témoignage ou à la réponse de l'autre] -Tout poème parle du témoignage : ce qui parle en lui est la solitude et le secret du témoin, qui s'adresse à l'autre en gardant le silence -"Il y a du secret" - un secret sans contenu, hors d'atteinte, intraitable, dont nous ne pouvons témoigner que par l'expérience de son tracement performatif -Dans le poème ou dans l'oeuvre, l'impossibilité du témoignage se manifeste comme telle, en tant que non-manifestation, au lieu où l'on doit continuer d'en appeler à ce témoignage -Que faire? Entre répondre aux appels, demandes, invitations et obligations ou ne pas y répondre, on bute sur l'impossibilité d'un choix; c'est alors qu'il faut témoigner du secret -Dieu est le nom de la possibilité pour moi de garder un secret; il témoigne de cette invisible intimité à moi, autre que moi, qu'on appelle la subjectivité -Maternité et paternité sont des fictions légales : nous y croyons car nous en témoignons nous-mêmes -Le secret de l'expérience testimoniale se livre dans l'interruption absolue du rapport à l'autre : en déjouant toute contemporanéité, elle ouvre l'espace même de la foi -Toute affirmation nationale en appelle à la structure du témoignage -Dieu est le témoin absolu que, même en son absence, on prend à témoin; le nommer, même d'un nom imprononçable, c'est l'appeler -Dans la religion comme dans la raison, un "Je promets la vérité" est toujours à l'oeuvre, où déjà la place de Dieu - celle du témoin - est invoquée ou convoquée -En allant toujours plus loin, la théologie apophatique témoigne du plus intense désir de Dieu -Tourné vers le secret de sa non-manifestation, l'athéisme témoigne d'un insatiable désir de Dieu, mais il peut aussi rester radicalement étranger à tout désir -"Professer" est toujours un acte de parole performatif : c'est s'engager, par une promesse publique, à témoigner de son savoir -Toute communauté est une "commune auto-immunité" : témoignant de l'héritage pour lequel elle se sacrifie, elle est travaillée en silence par la pulsion de mort -On ne peut jamais être assuré d'un athéisme radical, car le désenchantement est la ressource même du religieux -La cendre est la figure de l'anéantissement sans reste, ni mémoire, ni archive - qui menace de détruire jusqu'à la possibilité même de témoigner de l'anéantissement -Les guerres de religion d'aujourd'hui et leur diffusion audiovisuelle dans le cyberespace témoignent puissamment de la relance accélérée des spectres fondateurs -Dans un documentaire, la vérité de l'archive ne tient qu'au témoignage du signataire - qui fait surgir une fiction par l'écriture, le tournage et le montage -Tout témoignage, serment, attestation ou adresse engendre et invoque un dieu auquel promettre la vérité -Le Shema Israel atteste de la possibilité même du témoignage, sans laquelle le lien fiduciaire qui unit le peuple serait rompu |
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Création
: Guilgal |
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