1. Le "sujet" dont nous héritons.
Jacques Derrida n'aime pas beaucoup le mot "sujet". Il tend à prendre ses distances avec lui, à éviter de s'en servir. Mais comme le mot insiste dans la langue, il finit par le prendre à bras-le-corps et à en proposer une définition : le sujet serait celui qui s'inscrit dans le cercle de la dette et de l'échange, qui ne donne jamais rien sans calculer. Ce sujet impliqué dans une économie symbolique, un système de réciprocité réglé par des identifications et des rituels, est poussé par la tradition européenne à son maximum objectivable. L'essence de l'Europe, son esprit, c'est que, par des procédés très puissants (accumulation de savoirs, de lois, de besoins, de capitaux), elle capitalise cette subjectivité.
Cette définition "économique" en prolonge une autre, issue de la phénoménologie. Depuis le 17ème siècle, le sujet se détermine comme présence à soi : c'est le sujet parlant de la vie courante, de la conscience, de la compréhension, du discours, du savoir et aussi (depuis Descartes) de la philosophie. Dans la parole vive, chacun entend sa voix comme intériorité et aussi comme extériorité. Par la répétition du "s'entendre-parler", un monde se produit, un rapport à soi qui est aussi différence d'avec soi. Quand ce mouvement d'intériorisation se fige en écriture phonétique, en différence sexuelle, il reçoit la garantie d'une voix divine portée par le père. C'est le sujet de la modernité ou du logocentrisme, dont la tradition remonte aux Grecs et aux écrits bibliques.
2. Le sujet souverain.
Peut-être y a-t-il une époque de la subjectivité : celle où le maître croit pouvoir dominer la nature, l'animal, la femme et l'enfant par son autorité ou son autonomie. Derrida nomme carno-phallogocentrisme cette époque où les mots, les choses, les phrases, et aussi le sein de l'autre, et aussi la chair qu'on mange, passent par la bouche, la langue et les lèvres d'une figure virile, carnivore, supposée posséder l'intégrité du phallus. Mais cette croyance en la possibilité d'une souveraineté toute-puissante, inconditionnelle, circulaire, c'est un fantasme, le fantasme même. On croit par ce fantasme maîtriser le risque qu'une force extérieure, encore plus puissante, nous menace, nous transforme ou nous détruise. En perfectionnant les techniques, en répétant les rites et les mécanismes sur lesquels cette maîtrise est supposée reposer, on met en place une autre machinerie qui retourne contre soi l'agression venue de l'autre. Mais ce retournenement ne fait que renforcer la terreur. Qu'arrivera-t-il si les défauts, les fragilités de cette maîtrise prennent le dessus ?
Il se pourrait qu'il faille, aujourd'hui, faire son deuil de l'époque du sujet.
3. Responsabilité.
Pour qu'il y ait eu du "moi", il aura fallu préalablement une parole plus vieille que le moi, une parole qui le précède et dise quelque chose qui sera resté secret. Il y aura déjà eu, avant toute autonomie possible du sujet, dans le texte ou l'écriture, un "Qui" : une instance qui engage, acquiesce, affirme, exige, porte en elle une responsabilité démesurée, irréductible à tout calcul subjectif. Il aura fallu cette instance qui témoigne d'une intériorité (une intimité à moi, autre que moi), ou cet appel de l'autre, pour qu'émerge, à partir de la parole vive, de l'auto-affection pure de la voix, la possibilité d'un lieu de retrait. Dans l'histoire de l'Europe, ce lieu advient comme instance de la liberté, de la singularité, de la responsabilité. En ce lieu, encore plus de secret peut toujours se loger. Le moi ne survit que comme restance active, productive, de ce lieu. Devant l'autre, devant la loi, il faut qu'il réponde de soi. C'est une obligation, un commandement.
4. Le sujet dérobé.
Dès le départ, le sujet est dérobé, il ne coïncide pas avec soi. Dès qu'il se représente, il se brise. Il ne peut se donner que dans un espacement, un devenir-absent ou devenir-inconscient. De même qu'on n'a jamais rencontré le moi nulle part - car il n'est ni stable, ni donné, ni constitué, on n'a jamais rencontré le sujet autrement que par ses traces (le "je", la signature, le nom propre). Il n'a ni visage, ni corps, et s'il se touche, c'est dans l'auto-affection de la bouche (la profération). On peut dire que l'ouverture articulée de la bouche est son origine - une origine qui arrive, de nouveau, à chaque parole, mais ne trouve son lieu que dans le remplacement, la prothèse.
Le moi est toujours équivoque, il ne peut revenir à lui que comme autre ou par une voie indirecte. Tout narcissisme s'expose à cette difficulté, cette blessure ou cette passion, et affecte le concept même de narcissisme (impossible, aporétique).
5. "Je" suis mort.
Quiconque (humain ou non) est capable de s'affecter soi-même, se marquer, s'organiser, se tracer, quiconque peut produire une signature de soi-même, un paraphe, se pose comme "je". Il s'ouvre un crédit à soi-même, signe avec lui-même un contrat secret, inouï, une alliance cryptée. Dans le même mouvement, la subjectivité consciente se constitue et s'efface. Elle s'approprie les traces et les dilue dans une réserve de gestes, de programmes, de systèmes inconscients ou machiniques - qui peuvent fonctionner par-delà la mort, dans l'écriture ou l'archi-écriture (cette dernière ne pourra jamais être pensée sous la catégorie de sujet). Dans son rapport à soi, le travail du "je" commence par l'énonciation impossible : "Je suis mort", à la fois passée (je suis déjà mort) et imminente (ma mort pointe, depuis le futur). Le "je" est à la fois mort et pas tout à fait mort. Seulement endormi, comme Psychè, il sur-vit. Peut-être un autre lira-t-il et contresignera-t-il son texte.
Et pourtant Derrida insiste, il en rajoute, son usage de la profération en première personne est exceptionnel, exorbitant. Son "je" est-il identique à soi ? S'il l'était, il serait innommable.
6. Œuvrer.
Aucune théorie du sujet ne peut rendre compte de la décision ni du jugement. Décider, c'est faire exception de soi, c'est laisser arriver le don de l'autre en soi. Oeuvrer, c'est laisser l'oeuvre se détacher de toute portée subjective.
Face à ce qu'on appelle l'animal, ce ne sont pas des "droits" qu'il faut proposer (car ce serait assigner le bénéficiaire de ces droits à une dépendance à l'égard de la vieille philosophie), c'est une autre éthique qui s'adresse à l'hétérogénéité du vivant.
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