1. Un lieu archi-originaire.
Avant tout lien social, avant tout crédit, toute croyance, il faut supposer un lieu archi-originaire, un lieu de retrait : le désert dans le désert. Là se fonde le lien fiduciaire qui ouvre l'autre. En ce lieu dont l'accès est toujours différé, la différance est à l'œuvre, la loi arrive silencieusement. Ce lieu irréductible, indescriptible, inqualifiable, a disparu dans l'oubli, et néanmoins Derrida ne cesse de le poursuivre, de le pourchasser. Les mots qu'il utilise (concepts ou quasi-concepts) en sont des traductions ou des déguisements : trace, trait, réserve, garde, déconstruction, deuil, gramme, graphein, inouï, exappropriation, point, spectral, subjectile, désoeuvrement, etc... Les concepts inconditionnels comme hospitalité, don, pardon, amitié ou scrupule, retenue - voire des champs comme la littérature, opèrent dans cet espace. D'autres mots en sont des noms propres : Khôra, Babel ou les variantes de ce qu'il nomme aussi parfois nom de Dieu. Dans son approche des pensées qu'on regroupe sous le vocable de théologie négative, c'est ce lieu qu'il aura recherché, qu'il aura encerclé d'un surcroît de pensée et de démonstration, aussi rigoureuse que possible, mais toujours oblique, indirecte. S'il a pris tant de soin à ne pas en parler, ce n'est pas par excès d'éloignement, mais plutôt par excès de proximité. Tout se passe comme si un commandement s'imposait à lui : il faut partir du défaut, de l'impuissance, de l'impouvoir, du vulnérable. Cela vaut pour sa pensée, et il désirait sans doute que cela vale aussi pour son positionnement, envers l'autre ou envers l'institution.
Chaque fois, ce qui ouvre la possibilité de la différence doit rester innommé, se retirer. C'est un moment d'effacement, de disparition, qui est aussi, en même temps, débordement. N'existant pas, ce lieu ne commence jamais. Avant même l'ordre du langage, un acquiescement, un "Viens" se sera déjà retiré; et malgré cette oblitération, il n'est jamais fini. Intempestif, il continue. Aussi proche soit-il, il s'éloigne. Ouvert à l'imprévisible, il se soustrait de l'espace courant de l'autorité théologico-politique. C'est ainsi que se renouvelle l'espacement qui génère le texte.
2. Un retrait de l'être qui reconduit au rien, au désert.
Le mot "retrait" ou "re-trait" a été choisi par Jacques Derrida pour traduire les différentes dimensions du retrait heideggerien de l'être (Entziehung, Verborgenheit, Verhülung) - mais cette traduction, il le dit lui-même, est autre chose qu'une traduction. Le champ sémantique n'est plus le même. La pensée heideggerienne du chemin (Weg) est altérée. Ce qui est proposé est autre chose qu'un chemin, c'est un voyage inouï - un envoi sans destination, sans dérivation, sans métaphore, sans cheminement ni retour. Le mot déborde la critique de la métaphysique. L'être derridien n'est pas voilé ni dissimulé, il n'est rien. On ne peut en parler que "quasi"-métaphoriquement : il se réitère en se re-tirant du rien. Ce retrait-là ne reconduit ni à la présence ni à la vérité, il vaut pour son potentiel polysémique et disséminant - il est à l'œuvre, sa tractation fait œuvre.
On retrouve ce mouvement dans la théologie négative. Il faut, dit-elle, tendre vers le rien. Cela vaut pour l'écrivain (l'initié), pour les énoncés, pour la langue, pour le nom de Dieu, et aussi pour le destinataire (le disciple). En se gardant du vide, on garde le vide. Cette kénose du discours, où le nom appelle un au-delà du nom et aussi de l'être, met à l'épreuve les limites du langage. S'il faut sauver le nom, c'est aussi pour que ce lieu du "sans", impossible à dire et à entendre, reste sauf. Là où le don (au-delà de l'être) s'abandonne à l'aporie, il est impossible d'aller.
En privilégiant l'idéal et l'idée de vérité, le logocentrisme a contribué à effacer le signifiant, à libérer le sens. Aujourd'hui la vérité exige la possibilité de l'erreur, du mensonge, de la dissimulation. La métaphore, cet oubli de l'être, prolifère tellement, elle envahit tellement, qu'elle se retire. Il arrive que le débordement reconduise, lui aussi, au désert.
3. Le retrait de l'identité, de la présence.
En psychanalyse, le noyau anasémique de Nicolas Abraham, inaccessible, insaisissable, imprésentable mais inséparable de l'écorce [ce noyau qui est une autre lecture de l'inconscient de Freud], peut être lu comme une figure du retrait. Là où, dans le christianisme, il n'y a plus de secret pour Dieu, s'instaure pour le sujet un lieu de secret où plus de secret encore, en supplément, peut se loger. Il y a du secret, mais ce secret est hors d'atteinte, intraitable, sans contenu. On ne peut rien en dire, mais on peut quand même en témoigner.
Ecrire [au sens de l'archi-écriture] est un acte violent. Il faut que s'efface d'abord la main puis la face du père, que le sujet se mesure à son corps absent, à l'angoisse de sa propre et irrémédiable disparition, à l'effacement de soi sous son nom, en son nom. Ce qu'il en résulte n'est pas un texte banal. C'est un idiome, un style ou une marque uniques, une signature sensée protéger contre des menaces autrement terrifiantes, contre le retour de ce qui s'efface.
Dans la marche, le retrait du pas se présente comme répétition, réitération, mais le processus est comparable. Dans le même mouvement par lequel il s'ouvre à lui-même, le pas se rapproche et s'éloigne, il se soustrait à la présence et à l'identité. Chaque pas est un autre pas, un pas sans pas. C'est la structure du X sans X, fréquente chez Maurice Blanchot. Le mot s'écarte de lui-même. En se soustrayant à son identité, il laisse la trace de ce qui a toujours été dissimulé, le tout autre.
4. Ethique, archi-éthique.
Il arrive que nous soyons en deuil d'un autre, et il arrive aussi que nous soyons en deuil d'un monde. Il n'est pas question pour Derrida de renoncer à ce monde, de le laisser disparaître. Pour lui ouvrir un espace, un espacement, je dois m'engager auprès de lui, cet autre, le porter, porter ton monde. Il le faut, il l'aura toujours fallu pour que nous existions. Quel est le statut de ce retrait devant l'autre? Est-ce un horizon, une décision, un choix? Aucun de ces mots ne convient. Dire qu'Il faut laisser l'autre venir, le laisser-être, c'est renvoyer à une thématique humaniste, biblique ou lévinassienne. Le Dieu de la Genèse, en se retirant (tsimtsoum), ouvre à l'homme la liberté, il lui laisse le soin de nommer les animaux. Cette thématique n'est pas étrangère au retrait derridien. Quand, par exemple, pour faire droit au texte d'un autre - ce qui revient fréquemment dans son activité d'écriture - Derrida s'intéresse aux hésitations, aux failles, aux retraits de l'autre, il assume pour lui-même cette faiblesse, c'est aussi son retrait à lui, son "propre" retrait, qu'il fait apparaître. Quand il se retire des déterminations, savoirs, jugements et valeurs du commun pour privilégier la rareté, le repli, on peut le lire aussi comme une attention à l'autre à venir, un respect de l'altérité. Jamais cette thématique n'est abandonnée. La question éthique - voire archi-éthique - du retrait ne cesse de travailler son œuvre. C'est alors aussi d'une politique qu'il est question : politique de l'amitié dit-il, ou démocratie à venir. Reprenant parfois les mots les plus traditionnels, comme morale ou amour, c'est à une tradition qu'il se rattache, aux apories qui la traversent et aux ruptures qui l'ont affectée.
5. Le retrait du souverain.
Le retrait du souverain n'est pas, pour Derrida, un projet, un but, car il est déjà arrivé, il est à l'œuvre. "Á travers les angoissantes turbulences que nous vivons", il fait l'histoire. La souveraineté se retire des pouvoirs, des Etats, des princes et des rois, et aussi de l'homme, du sujet, etc. Dans Voyous, Derrida s'est intéressé aux échecs de la raison. Incapable d'unifier l'expérience dans une totalité, impuissante à se protéger des menaces qui surgissent de son propre sein, elle doit renoncer à la maîtrise absolue qu'exigeaient les Lumières. Ce qui advient alors est une raison d'un autre type, vulnérable, fragile, non souveraine, en rupture avec toute restauration de la morale. Pour sauver l'honneur de la raison, il faut accepter les transactions, saluer sa différence avec la raison calculante. Nous sommes en mal de raison, et aussi en mal de souveraineté. L'alliance autrefois irréductible, héritée de la tradition gréco-chrétienne, entre exigence de souveraineté et exigence inconditionnelle de la raison s'est brisée. Ce qui arrive à la place est une inconditionnalité affaiblie, passive, fragile et vulnérable, dépourvue de pouvoir et d'autonomie. Au-delà du cercle économique du devoir ou de la tâche, l'hyper-éthique que cette inconditionnalité souffrante donne à penser n'est pas celle d'un Dieu tout puissant, mais celle d'un dieu divisible, mortel peut-être, un tout autre dieu, détaché du pouvoir, susceptible de déconstruire jusqu'à son propre, sa "propre" ipséité. Pour mettre en échec l'hypersouveraineté du Walten (heideggerien, ou contemporain, ou nazi), il faut se demander : "Qui peut mourir ?". C'est la question derridienne ultime.
6. Une mise en œuvre.
Sans un retrait primordial qui laisse une place vide, spectrale, il ne peut y avoir création, œuvre. Un tableau, par exemple, n'est que le reste d'une opération de peinture définitivement close. Il ne survit comme peinture à l'œuvre que si sa promesse n'est pas épuisée (il s'est retiré de tout engagement préalable, dette, vérité ou discours). Son oeuvrement (l'acte qui fait de lui un tableau) ne se distingue pas de son désoeuvrement. Le subjectile, ce fond sans fond, conditionne la figure mais ne s'efface jamais complètement sous elle.
A ce retrait de l'œuvre elle-même s'ajoute le retrait (du lecteur, du regardeur) devant l'oeuvre. Il ne peut lire, voir, qu'en se retirant de toute souveraineté, en renonçant à comprendre, saisir. Il ne peut que tourner autour de l'œuvre, se tenir à distance. Cette série de retraits ou de ratures, Jacques Derrida la nomme sériature : c'est elle qui laisse œuvrer l'œuvre.
Tout ce qui, dans les arts visuels, peut se présenter comme empreinte ou mimesis, se retire. Pour qu'un dessin devienne visible, il faut que le trait [l'acte de tracer en tant que tel] s'efface, s'oublie, se fasse archi-trait. Même si le dessin raconte quelque chose, s'il tient un discours, une rhétorique, il est irréductiblement muet. Sa parole ne remplace ni le trait, ni le modèle. Ce dernier se tire, reste pour toujours hors du tableau, malgré les efforts du peintre et le savoir des commentateurs et des experts. Ce que montre une photographie est toujours une trace, un fragment, dissocié d'une totalité absente.
Un poème n'est pas lu dans son temps à lui, son "je" se retire, il laisse venir le temps de l'autre, il laisse parler l'autre dans ce qu'il a d'irréductible. Blanchot, peut-être, aurait voulu faire un don de ce genre. En cachant sa signature, il aurait laissé venir le bord, la mort, le dehors ou l'eau - des figures du vide, de l'oubli de l'oubli, mais ces figures étaient aussi un poison pour lui-même. Il en était paralysé, il tremblait, il criait. Il ne pouvait signer son propre retrait qu'avec effroi.
C'est ainsi que Freud a opéré dans le septième chapitre d'Au-delà du principe de plaisir. En se dégageant de toutes les fidélités, familiales ou analytiques, il a choisi de transgresser l'économie conceptuelle qu'il avait lui-même instaurée. Depuis cette scène d'écriture, acquitté de toute dette, il a pu laisser aller sa spéculation selon son bon plaisir, laissant au lecteur éventuel la charge de juger ou de conclure. Ce détachement pourrait être une définition de l'œuvre, de son acte ou de son mouvement (que je nomme oeuvrance).
Ce qui, dans la littérature, est digne d'être aimé passionnément, c'est ce qui, en elle, est au lieu de secret - pas le secret courant, mais le secret absolu, celui qui, par essence, est hors d'atteinte, intraitable. Hétérogène au pouvoir comme au devoir, ce lieu qui ne répond pas est aussi celui du retrait. A l'extrême, ce qu'on appelle usuellement le génie, la génialité du génie, pourrait être pensé comme la soustraction d'une singularité absolue à tout partage, voire à toute forme de généralité.
7. Un retrait inconditionnel, absolu.
L'exemple du détachement le plus radical, c'est celui d'Abraham acceptant de sacrifier son fils. Après s'être dessaisi de tous ses attributs (père, mère, terre, prépuce, femme, nom propre, idole), il accepte de renoncer aussi à tout échange avec sa famille, à toute parole, à toute tradition, tout sens, toute propriété, toute lignée, en sacrifiant son fils. Quel rapport y a-t-il entre l'acte de donner la mort au plus proche, au plus aimé, cet acte impensable, inacceptable, scandaleux, indéfendable, et le principe même du devoir absolu, de la responsabilité? Il s'agit, dans les deux cas, d'un don. Il faut que le don responsable se cache, se retire, pour que l'appel de la responsabilité soit entendu dans sa radicalité. Au moment où je suis responsable, personne ne peut prendre ma place. De même que ma mort est irréductiblement mienne, la responsabilité est le lieu de ma singularité absolue, de mon irremplaçabilité. En me donnant la mort, Dieu m'éveille à la responsabilité. Le christianisme a interprété ce don comme bonté, amour infini, kénose. Jacques Derrida l'interprète comme retrait absolu, effacement illimité.
Pourquoi faudrait-il se soumettre au retrait, ce verdict de l'autre? Pourquoi faudrait-il imiter ce Dieu qui après s'être retiré devant Noé, aurait caché sa face (ou ses faces) devant Moïse? Pourquoi faudrait-il accepter de s'ouvrir à l'autre, en renonçant à sa subjectivité consciente? Pourquoi faudrait-il dissimuler son visage dans l'enveloppement obscur du talith? Un retrait ultime, inconditionnel, absolu, déchargerait entièrement l'autre de tout héritage, obligation d'échange, dette, culpabilité.
8. L'axiome absolu.
A propos des textes de la Torah, Jacques Derrida a parlé d'axiome absolu. A ce qui est nommé Dieu, dit-il, il appartient de pouvoir se rétracter. Ce re-trait ab-solu du nom n'est pas mystique : c'est une série de ratures qui appartient à la pensée de la trace. Quand on ne peut plus s'adresser à un "Qui", quand le nom de Dieu s'efface, se rétracte en un "Quoi" indicible, il faut continuer à s'adresser à l'absence. Comment? Il y aura eu, dans la tradition et ailleurs, la prière, la louange, les larmes. Il y a aujourd'hui (en plus) le désir, et aussi l'écriture. On en revient au paradoxe dit de la théologie négative : de ce retrait, il faut parler, mais il ne faut pas parler. Le dispositif du Timée se répète. En donnant la parole à ses interlocuteurs, Socrate s'institue comme réceptacle à la place de khôra. De cette place (celle du retrait), il peut laisser les histoires se raconter. Mais khôra elle-même ne devient l'objet d'aucun récit. Son secret reste impénétrable.
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